B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

Un bref guide de l’image situationniste
anglo-américaine

 

“Je voudrais, en outre, vous prier d’étudier cette théorie à partir de ses sources originales et non point de seconde main, c’est vraiment plus facile. (...) Des inepties les plus incroyables ont été émises sur ce sujet.”

—Engels à J. Bloch (21 septembre 1890)

 

Tout comme une nouvelle planète est découverte en observant ses effets de gravitation sur d’autres planètes visibles, on pourrait déduire bien des informations sur l’Internationale Situationniste en étudiant simplement les réactions qu’elle a provoquées. Dans l’affiche The Blind Men and the Elephant [Les aveugles et l’éléphant, janvier 1975] j’ai recueilli une grande quantité de ces réactions qui, dans leur juxtaposition, sont plus révélatrices et plus drôles encore qu’elles ne le sont prises séparément. “Chacun avait en partie raison, et tous avaient tort.” Semblablement, ici nous verrons l’I.S. non pas comme elle est, mais comme elle a été représentée spectaculairement aux États-Unis et en Angleterre. C’est-à-dire que nous verrons la version anglo-américaine de ce que l’I.S. n’est pas.

Pour comprendre ceux qui ne comprennent pas l’I.S., et qui veillent à ce que d’autres ne la comprennent pas non plus, il faut examiner à la fois leurs façons d’en déformer l’image et leurs mobiles pour le faire.

Tout comme les publicitaires commencent en faisant des petites allusions qui, peu à peu, amènent au coeur du sujet d’une campagne publicitaire, les ennemis des situationnistes préparent le public inversement en lui donnant des aperçus qui en atténuent les attentes, en donnant l’impression de réfuter à l’avance les thèses dont ils retardent autant que possible la présentation. D’abord il n’y a que le silence ou quelques rumeurs malveillantes; puis, des notes en bas de page qui leur accordent une reconnaissance à contrecoeur et mêlée de mépris; ensuite, on leur voit consacrer des chapitres, des articles et des livres, où, sans sourciller, les auteurs se conduisent comme si tout cela était tout à fait normal: s’ils n’avaient rien dit de l’I.S. jusqu’à maintenant, ce n’est que parce qu’elle n’avait pas attiré leur attention. “Bien des intellectuels hésitants n’osent parler ouvertement de l’I.S., parce qu’en parler implique une prise de parti minimum: dire nettement ce que l’on refuse, en contrepartie de ce que l’on en retient. Beaucoup croient, bien à tort, que feindre l’ignorance en attendant aura dégagé leur responsabilité pour plus tard” (Internationale Situationniste n° 9).

Jusqu’à récemment, la plupart des références anglo-américaines à l’I.S. ont porté sur sa relation au mouvement de Mai 1968 en France. C’était normal, pas seulement parce que les situationnistes ont participé directement à ce mouvement, mais aussi parce que ce mouvement fut si explicitement situationniste, de par sa forme et sa localisation, qu’il était plus difficile de l’ancrer à des idéologies qui étaient à la mode à l’époque (il n’avait rien à voir avec le racisme, le fascisme, l’impérialisme, etc.). Du fait de cette juxtaposition, l’I.S. était soumise à la même déformation que le mouvement de Mai — au point qu’on pourrait dire qu’en règle générale la déformation du mouvement de Mai dans tel livre ou tel article est directement proportionnelle à la déformation de l’I.S. “On apprend plus précisément comment le système opère en observant comment il opère sur ses ennemis les plus précis” (Double-Réflexion).

Une tactique habituelle utilisée pour cette falsification est de séparer l’I.S. des révoltes des masses. On nous dit que les situationnistes sont “seulement” des théoriciens qui n’agissent pas; qu’ils sont des “universitaires” ou des “hégéliens”. Cette opinion se heurte au problème suivant, à savoir que, si ces penseurs “utopiques” habitaient une tour d’ivoire, comment pouvaient-ils exercer une telle influence qui incitait les gens à les placer au centre du débat? Pourquoi des publications qui ont supprimé autrefois toute mention de l’I.S. se trouvent-elles maintenant obligées d’aborder des “thèmes situationnistes” si elles veulent prétendre marcher au pas de la réalité contemporaine? D’ailleurs, comme les situationnistes rejettent systématiquement toute base militante à travers laquelle ils pourraient exercer une influence bureaucratique, ceux qui les ridiculisent en les qualifiant de minorité minuscule, oublient que cela démontre simplement la puissance de la théorie elle-même.

Un autre avis admet bien que l’I.S. est active, mais seulement dans quelques domaines limités. Ici on prétend que les situationnistes sont “une tendance du mouvement étudiant” ou une avant-garde culturelle. Dans ce cas l’imagination devient parfois délirante: les situationnistes seraient “une bizarre sorte de dadaïstes” faisant du “théâtre de rue”, des bouffons menant des actions insensées pour semer partout la confusion. Ils seraient les extrémistes les plus fanatiques du “mouvement radical”, une équivalence européenne des Yippies. Mais le rôle de bouffons ne tient pas vraiment: quelles sortes de bouffons (pour ne rien dire d’universitaires hégéliens) ont jamais attiré “la haine universelle de toutes les organisations politiques”? On invoque souvent l’image de la “mouche du coche”. Cela se rapproche un peu de la vérité de l’I.S. — non pas certes de sa vérité centrale, mais de celle vue à travers les visières étroites des groupes gauchistes: l’I.S. représente la mauvaise conscience de la gauche. Elle menace les bureaucrates et les idéologues de perdre leur base, et elle menace la base d’avoir à reconnaître leur militantisme avilissant et leur obsolescence.

L’idéologue gauchiste répond en trouvant que l’I.S. a “une théorie intéressante” mais qu’elle n’a “aucune pratique”, ce qui veut dire que l’I.S a bien émis des idées intéressantes, mais a oublié de lui donner, ainsi qu’aux masses, des instructions précises quant à ce qu’il faut faire pour mettre en pratique ces idées. Parce qu’il a lui-même besoin d’instructions, il croit que les masses en ont besoin aussi. Plutôt que d’avouer sa propre confusion, il la transfère sur les masses: “Une théorie difficile? Pas du tout, je la comprends parfaitement. Le problème, c’est que ces gens-là n’ont jamais développé une pratique cohérente, comme l’ont fait certains que je pourrais mentionner si je n’étais pas aussi modeste... Toutefois, en attendant, permettez-moi de vous donner un bref résumé de ces théories situationnistes. Je ne peux nier qu’elles présentent quand même, comment dirais-je, un certain intérêt (je ne suis pas encore parvenu à comprendre comment ils font). De toute façon, même si je le comprenais, vous n’en seriez probablement pas capables, et en vous l’expliquant je peux démontrer comment je suis au courant des dernières nouveautés. Mais je vous répète que tout cela est sans importance.”

La “difficulté” que l’on reproche souvent à la théorie situationniste — si nous mettons de côté la complexité inhérente aux tâches du mouvement révolutionnaire moderne — n’est que la difficulté de la société actuelle à comprendre son dépassement nécessaire. Le fait que les idéologues trouvent difficile de ranger cette théorie dans les catégories séparées de la pensée bourgeoise, ne fait que refléter son incompatibilité avec cette société. Les situationnistes sont qualifiés d’anarchistes parce qu’ils critiquent les marxistes, et inversement; de “droitistes” parce qu’ils critiquent la gauche; de rétrogrades “opposés au progrès” parce qu’ils attaquent “la société moderne” et les technocrates. On leur impute toutes sortes de positions idéologiques simplistes, puis on les taxe d’inconséquence quand ils contredisent ces dogmes imaginaires. De la même façon, on leur attribue (malgré bien des déclarations explicites) un “système”, pour ensuite en signaler triomphalement les “omissions” diverses: “la conscience féministe”, “la compréhension du capital”, “la reconnaissance” des “aspects positifs” de ceci ou cela, etc.

Les types de falsification auxquels la théorie situationniste à été sujette correspondent naturellement aux diverses positions matérielles et idéologiques de ses ennemis. Ainsi, un rédacteur de la New Left Review trouve que la notion de spectacle “manque encore d’une base scientifique” (Student Power, p. 9), parce que seul un concept rendu ainsi “objectif” et émasculé pourrait être manié par lui et ses collègues néo-staliniens sans se brûler les doigts. Ou encore, la phrase fameuse de Vaneigem, “Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne...ceux-là ont dans la bouche un cadavre”, est mal traduite et ainsi approuvée par le psychologue David Cooper comme: “Those who talk of revolution...without making it real in their own lives...talk with a corpse in their mouths” (The Death of the Family, p. 97, les ellipses lui appartiennent), version qui gomme la référence à la lutte de classes et transforme “sans se référer explicitement à la vie quotidienne” en “sans réaliser la révolution dans leur propre vie”, ce qui revient à suggérer l’idéologie qui veut qu’on devrait d’abord “se transformer soi-même”. Ou encore, Bruce Brown, dans Marx, Freud, and the Critique of Everyday Life (p. 32), cite cette phrase: “La critique théorique de la société moderne, dans ce qu’elle a de plus nouveau, et la critique en actes de la même société existent déjà l’une et l’autre; encore séparées mais aussi avancées jusqu’aux mêmes réalités, parlant de la même chose” (Internationale Situationniste n° 10), mais en prétendant bien abusivement que cette critique en actes serait exemplifiée par “les luttes de la Nouvelle Gauche” et que la critique théorique serait le fait des “intellectuels critiques de l’école freudo-marxiste”, parmi lesquels il se compte sans doute lui-même. Ou encore, la revue ultra-gauchiste anglaise World Revolution (avril 1975) utilise la technique de l’amalgame et de contrevérités aussi grossières que celle selon laquelle les situationnistes prétendent que la classe ouvrière ait été intégrée au système capitaliste, essayant ainsi de mettre l’I.S. dans le même sac que les “modernistes” pour mieux la rejeter. Ce qui agace certains courants ultra-gauchistes est précisément le fait que les situationnistes ne sont pas modernistes et que leur analyse des nouveaux développements du capitalisme et de sa critique retrouve et rejoigne en même temps l’ancienne vérité de la révolution prolétarienne autrefois vaincue. Cela les irrite parce qu’ils veulent garder cette vieille vérité sans aucun ajout de nouveauté, que cette dernière vienne des situationnistes ou de la réalité sociale contemporaine.

Il convient de remarquer que le “réveil anarchiste” actuel (et on pourrait faire des remarques semblables sur plusieurs autres tendances, telles que l’intérêt concernant Reich ou le surréalisme) n’est pas réellement un réveil du mouvement anarchiste classique, mais une tentative confuse de caractériser le nouveau mouvement prolétarien, qui surpasse visiblement toutes les autres perspectives politiques classiques. Ainsi l’article parfois instructif de Richard Gombin dans Anarchism Today, bien qu’il porte précisément sur l’anarchisme en France moderne, montre que le facteur déterminant de cet “anarchisme” est la critique situationniste.

Parmi les réactions les plus délirantes sur les situationnistes, notons celle du “National Caucus of Labor Committees”.(1) D’après son journal New Solidarity (28 août et 6 septembre 1974), l’I.S. a été “créée à partir de zéro par la CIA en 1957”. Je ne prendrai pas la peine de réfuter cette contrevérité évidente, et je passerai sur plusieurs méfaits que ce groupe attribue à l’I.S., depuis le sabotage des petits bureaucrates pendant Mai 1968 jusqu’au “déclenchement d’émeutes” et la grève chez Lip, pour revenir à quelques accusations qui me touchent de plus près. “Aux États-Unis, Goldner et son groupe Contradiction, antenne de l’Internationale Situationniste, ont été chargés du même genre de rôle, à savoir d’empêcher le NCLC de se développer en parti ouvrier de masse.” Or pendant toute la durée de Contradiction (1970-1972) personne d’entre nous n’avait seulement entendu parler de l’existence de ce NCLC que nous aurions été “chargés” de détruire. Quant à Loren Goldner, “son” groupe ne l’a rencontré qu’un an après sa formation. Une ou deux rencontres ont suffi pour nous révéler que son accord avec les thèses situationnistes manquait d’implication pratique, bien que nous l’ayons revu encore quelquefois l’année suivante pour échanger des textes (il avait traduit des extraits de certains livres de l’I.S.). Quelque temps après la dissolution de Contradiction, Goldner m’a informé qu’il venait d’adhérer au NCLC, sur quoi je lui ai dit naturellement que c’était la fin de ma relation avec lui. Le NCLC joue actuellement un rôle spectaculaire dans la gauche américaine décomposée semblable à celui qu’a joué quelques années auparavant le PL [Progressive Labor Party, un petit parti maoïste] dans la gauche en voie de décomposition: c’est-à-dire le rôle de groupe pur, intransigeant, proscrit, qui promeut une image de militantisme violent et d’une base ouvrière présentée de manière à fasciner et susciter la culpabilité chez le reste d’une gauche principalement étudiante. C’est un signe de progrès que de voir le dernier groupe jouant ce rôle devoir se doter d’une apparence théorique plus sophistiquée et se présenter dès le début comme “anti-staliniste”. Pendant quelques mois Goldner a eu la naïveté de voir le NCLC comme une “organisation luxembourgiste” — naïveté qui la conduit sans doute à vanter les situationnistes auprès du groupe, peut-être avec l’idée que le NCLC publierait ses traductions de l’I.S. dans ses publications. Tôt ou tard il avait dû se heurter aux contradictions entre la bravade radicale du groupe et sa pratique et son organisation effectivement staliniennes (il en emploie toutes les méthodes mais il lui manque les moyens pour les imposer), et avait démissionné, ce qui l’a marqué comme “agent de la CIA”. (Ce même état d’esprit paranoïaque a vu dans Les aveugles et l’éléphant l’oeuvre du KGB!)

Certes ce n’est pas par “l’infiltration, la pénétration et la dissolution d’organisations socialistes ou ouvrières” (pour reprendre les mots du NCLC) que l’I.S. aurait pu influencer les ouvriers de Lip ou que Contradiction aurait pu dissuader les ouvriers américains de se précipiter dans les bras ouverts du NCLC. “C’est d’une toute autre manière que l’I.S. et l’époque poursuivent leur action dissolvante, mais on comprendra aisément que les gauchistes se trouvent être les plus furieux de la chose: c’est justement dans ‘leur public’, parmi les meilleurs des individus et des groupes qu’ils voudraient saisir, qu’ils retrouvent leur vieille ennemie: l’autonomie prolétarienne à son premier stade d’affirmation. Et ils nous rendent involontairement cet hommage de la dénoncer comme étant sous notre influence” (La véritable scission dans l’Internationale). Le jeune Bakounine républicain, étant qualifié de “socialiste” par ses supérieurs, a écrit pour la première fois à un groupe socialiste pour demander des renseignements sur cette doctrine épouvantable. De la même façon, bien des radicaux des plus sincères prennent conscience à leur surprise qu’ils sont “inspirés par les situationnistes”, ou que des “tendances situationnistes” se sont infiltrées dans leurs rangs, dans leurs pratiques et dans leurs efforts pour les comprendre et les améliorer. Au moment exacte où ils commencent à échapper à la pétrification de tel ou tel vieux dogme gauchiste qui n’a d’autre base que des étudiants, ils se trouvent qualifiés d’ “intellectuels petit-bourgeois”; au moment où ils commencent à faire face aux réalités du monde prolétarisé réel, aux nouvelles tâches concrètes et complexes, ils sont qualifiés d’ “utopistes”, de “rêveurs” qui ne s’occupent pas des “besoins du peuple”; au moment ils commencent à dire la vérité, ils sont accusés d’avoir adopté des “tactiques perturbatrices” ou “situationnistes”. “Nos ennemis (...) n’arrivent même pas à comprendre que, le plus souvent, c’est par leur maladroite médiation que ces éléments révolutionnaires, qu’ils dénoncent et qu’ils traquent, ont eux-mêmes pu apprendre qu’ils ‘étaient’ situationnistes; et qu’en somme c’est ainsi que l’époque nomme ce qu’ils sont” (op. cit.).

Mais il est plus facile de voir clair dans les falsifications des ennemis déclarés de l’I.S. que dans les confusions semées par ses soi-disant partisans. De nombreuses personnes découvrent les “idées situationnistes” explicites à travers l’intermédiaire de tel ou tel pitoyable “scandale” initié par des pro-situationnistes impatients qui n’ont guère la moindre idée de ce qu’ils font. Ils emploient, en les fétichisant, quelques formes de l’activité situationniste (détournement, “arrogance”) sans aucun contenu, ou bien ils saisissent la première occasion venue pour propager ce qu’ils imaginent d’en être le contenu, tout en abandonnant sa rigueur et sa clarté. Ces fans excités de l’I.S. — tels ceux de la région de San Francisco qui ont réalisé la série d’émissions radiophoniques “Fin de la préhistoire” en août de 1975, et qui se sont affichés comme “ceux qui donnent libre cours à leurs fantaisies les plus délirantes” — n’appréhendent jamais la méthode expérimentale et critique de l’I.S., mais seulement quelques conclusions utopiques simplistes. Ils dirigent leur antimoralisme affiché contre les épouvantails les plus rétrogrades (le christianisme, le militantisme, etc.), parce que sans ces repoussoirs ils ne seraient rien. Ils ne font que s’engraisser sur un monopole temporaire de quelques notions mal digérées de l’I.S. La théorie situationniste est suffisamment juste et cohérente pour que, même sous une forme déformée, elle puisse susciter un certain intérêt. Ainsi, tant que l’I.S. n’est pas connue directement, les pro-situs peuvent combler le vide, ils peuvent être pour quelque temps les gros poissons dans le petit étang.

Jusqu’à présent, aucun éditeur n’a accepté ma proposition de traduire les livres situationnistes (qui fut envoyée à une trentaine de maisons d’édition en janvier 1975). Cependant quelques nouveaux textes de l’I.S. sont parus depuis en anglais. Une édition pirate du Traité de savoir-vivre de Vaneigem est disponible en Angleterre, et une version autorisée du même livre doit paraître bientôt à New York.

Leaving the Twentieth Century, une anthologie de textes de l’I.S., choisis et présentés par Christopher Gray, est parue au début de 1975. La présentation est peu rigoureuse (des paragraphes sont manquants, certains articles sont attribués aux auteurs de façon erronée, etc.), la sélection est peu représentative (il n’y a pas un seul extrait du grand nombre de textes où l’I.S. explique ses activités concrètes, clarifie les malentendus, etc.) et les longs commentaires de Gray ne sont pas très différents de ce qu’on pourrait s’attendre à trouver dans Ramparts ou Rolling Stone. Le fait que Gray ait été brièvement et avec peu de raison membre de l’I.S. n’y change rien. Presque aucun ancien membre de l’I.S. ne s’est révélé capable de continuer réellement le projet situationniste; si quelques-uns d’entre eux étaient autrefois capables d’apporter quelques contributions, ils sont pour la plupart retombés dans la nullité, ou pire, comme dans le cas de Gray.

Gray voit l’I.S. en termes purement spectaculaires. Il ne peut s’arrêter de mentionner les illustrations passionnantes de la revue ni ses couvertures de couleurs métallisées brillantes. Un des articles est qualifié d’ “un des écrits les plus brillants depuis l’âge d’or de l’art moderne”. Préférant colporter des anecdotes cancanières, il passe sous silence les véritables activités de l’I.S. — qui étaient toujours calculées soigneusement — ou bien il les traite en “canulars” du genre de ceux réalisés par les étudiants en goguette. Il ne voit jamais dans l’I.S. une tentative théorique sérieuse, mais seulement ce dont il est lui-même capable: une crise de colère infantile et impulsive contre la société. En voyant l’I.S. comme un groupe “de marginaux dingues”, il peut constater que les Motherfuckers l’auraient surpassé sur un tel terrain, de même qu’il peut voir une ressemblance entre les Enragés de Mai 1968 et l’Angry Brigade, groupe terroriste anglais qui “se sont détruits en même temps qu’ils ont porté la critique du spectacle à un extrême qui glace le sang”.

La rébellion étudiante des années 60, précisément parce qu’elle était issue d’un secteur jouissant d’une certaine marge de liberté qui n’existait pas dans les usines, était capable de porter des enthousiasmes et des fantaisies de “révolution totale” qui sont plus difficiles à maintenir parmi les ouvriers, dont les différents genres de luttes ont depuis plusieurs années surpassé leurs précurseurs étudiants. Gray est l’un de ceux qui se sont identifiés avec les aspects superficiels de la première phase et qui, maintenant que ces premiers aspects ont été discrédités et dépassés, ou bien ne font plus l’objet d’articles dans les médias parce qu’ils sont maintenant si banals, pleurent la disparition de ce qui était, et projettent leur impuissance sur le mouvement qu’ils ne comprennent pas: “Les occupations des universités allemandes et anglaises... Les ghettos de hippies se heurtant directement à l’État policier... La conscience subite et passionnante que tant de gens partageaient les mêmes sentiments... Le nouveau monde se dessinant. (...) Aujourd’hui, rien. L’image utopique s’est évanouie de la rue. (...) Mais il y avait des milliers de gens. Que sommes nous tous devenus?” En fait, si on met à part la seule année culminante de 1968, il y a maintenant plus de révoltes, et plus profondes, qu’il n’y en a eu dans les années 60; mais elles ne sont pas du genre qui accueille les spéculateurs intellectuels comme Gray qui s’apitoient sur eux-mêmes — pas même ceux qui comme lui essaient de compenser leur qualité d’intellectuel en ménageant les masses ou en privilégiant “les émotions et le corps”.

Certes la fin des années 60 a témoigné aussi de la récupération d’un certain nombre de tentatives précédentes; mais il faudrait alors préciser de quelles façons cette récupération a eu lieu, et à cause de quelles erreurs du mouvement révolutionnaire. Gray, pour sa part, en un nombre de pages qui aurait presque suffit pour reproduire toutes les “Thèses sur l’I.S. et son temps”, n’avance pas une seule observation utile sur ces “questions vitales d’organisation et d’activité” sur lesquelles il critique Debord et Sanguinetti pour leur silence. Comme tant d’autres pro-situs, Gray voulait que l’I.S. soit un Dieu, et il finit par se lamenter parce qu’elle ne lui a pas apporté une révolution sur un plateau d’argent, dotée d’une thérapie individuelle immédiate. “Après tant de pages, essayons d’être francs, juste pour un moment. (...) La vie de chacun est une alternance entre changer soi-même et changer le monde. En quelque sorte il doit s’agir de la même chose et un équilibre dynamique doit en être possible. Je crois que l’I.S. l’a eu pendant quelque temps, puis l’a perdu. Je veux le retrouver. (...) Ça peut se connecter, s’unifier.” On croirait écouter un disque de James Taylor.

Mais l’époque produit aussi ceux qui comprendront et dépasseront l’I.S. Et quand les conditions nécessaires auront été remplies, le prolétariat anglo-américain ne manquera pas son rendez-vous avec ce “coq gaulois”.


KEN KNABB
Janvier 1976

 


[NOTE DES TRADUCTEURS]

1. Le NCLC était dirigé par Lyndon LaRouche, ancien trotskyste devenu une sorte de droitiste bizarre.



Version française de A Short Guide to the Anglo-American Situationist Image. Traduit de l’américain par Ken Knabb et des amis français. Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions Sulliver).

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