B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

LES CLASSIQUES REVISITÉS

 

Introduction


Depuis cinq mille ans et plus qu’ils écrivent, les hommes ont accumulé une quantité impressionnante d’oeuvres d’imagination. Certaines d’entre elles n’ont d’autre mérite que d’être parvenues intactes jusqu’à nous. Un petit lot, parmi elles, est cependant d’une valeur supérieure. Nous les appelons les documents fondamentaux de l’histoire de l’imagination humaine. Ils transcendent les habituelles définitions du classicisme, bien qu’ils partagent certaines de leurs caractéristiques bien définies. On s’accorde à dire qu’ils ont fixé les archétypes de l’humanité; qu’ils ont créé des personnages de chair et de sang, et universels à la fois; qu’ils expriment les événements et les relations qui sont des constantes dans l’expérience humaine.

Tout homme a besoin de se donner des modèles symboliques, qui lui servent de points de référence dans sa morale et son comportement. La grande littérature produit elle aussi des archétypes universellement valables, car c’est la vie qui est la même partout. Les Eskimos, les peuplades polynésiennes, les Romains de l’Antiquité, et les modernes habitants de Chicago, sont faits d’une même fibre. Et un Martien estimerait qu’il y a davantage de ressemblances que de dissemblances dans la façon dont les uns et les autres se sont adaptés à leur entourage naturel.

La littérature se distingue du mythe par l’attention qu’elle voue justement aux hommes et aux relations qu’ils établissent entre eux. La fable mythique subjectivise le monde objectif. Elle situe l’homme dans la nature. La fable y existe indépendamment de l’homme, et toutes les questions relatives à ses liens avec le monde s’expriment dans des rituels sacrés et des cérémonies magiques. Les chefs-oeuvre de la littérature renvoient l’image inversée du mythe. Ils objectivent les moments de crise de la vie subjective. Pour ils, ce sont ces moments de crise humaines qui constituent la réalité. Les drames sont maintenant concrets, et non plus seulement formels. Je veux dire que la tension dramatique est inhérente à la littérature. Elle ne doit rien à une superstructure surnaturelle ou divine. La simple mise en relation des personnages d’un roman, d’un drame ou d’une épopée, entraîne immédiatement une tragédie, révélant de la sorte — comme une centrale électrique révèle les lois de la physique — le profond dynamisme de l’existence humaine.

À l’inverse, dans la mythologie, les rapports et les conflits entre les héros tendent à se pétrifier. Dans L’Iliade et L’Odyssée, les dieux de l’Olympe entretiennent entre eux un commerce réglé une fois pour toutes, digne de fonctionnaires, une activité vide qui finalement ne mène à rien. La tragédie ne peut se dérouler qu’en bas, chez les hommes.

On est tenté de penser que l’histoire des chefs-d’oeuvre dépend d’un enrichissement constant des aptitudes créatrices de l’homme. Que les symboles et les figures mythiques soient devenus, au fil des millénaires, toujours plus sublimes, plus profonds, et plus puissants, cela n’est pas douteux. L’évolution des mythes rejoint ici celle de la science, dont elle est, de quelque façon, l’expression métaphorique, le substitut. Les mythes et les rites sacrés sont destinés à compenser le fossé que la technique creuse entre l’homme et la nature. Ainsi, le mystère de la vie et du monde s’efface en devenant réalité.

En revanche, chacun sait que les grandes fictions tragiques de l’humanité ne sont pas susceptibles de progrès, à l’inverse de la science, ou même du sentiment religieux. La technique est sans influence bénéfique sur la création artistique. Les bisons peints dans les cavernes d’Altamira ne sont pas inférieurs aux meilleures oeuvres exposées à la dernière biennale. Et la remarque s’applique à la littérature. L’Ulysse de Joyce ne détermine aucun progrès sur l’épopée d’Homère. On a pensé un temps que le milieu du XIXe siècle avait connu une révolution de la sensibilité et de la perception. D’aucuns crurent que la poésie de Baudelaire, ou les romans de Dostoïevski, rompaient radicalement avec tout ce qui avait existé auparavant. C’est une idée qui n’effleure aujourd’hui que de très jeunes gens — et peu nombreux avec ça. Il serait en vérité plus aisé de soutenir le contraire de manière convaincante.

Les dangers auxquels l’âme humaine est confrontée, ainsi que ses victoires, ont traversé l’histoire inchangés. L’homme n’a guère avancé dans la compréhension qu’il a d’eux — à se demander s’il n’a pas reculé depuis ses premières expériences littéraires. La littérature est un domaine dans lequel le critère de la nouveauté est inopérant. Son absence même n’engendre pas la monotonie, tant s’en faut: un roman contemporain qui reprend à son compte les grands lieux communs de la tragédie a toute chance de paraître original, neuf, convaincant. Cependant que la littérature qui reste de plain-pied avec l’actualité est dépassée avant que l’encre d’imprimerie n’ait eu le temps de sécher.

Il n’est pas non plus nécessaire d’élever la voix pour évoquer les liens essentiels que les hommes entretiennent entre eux, avec leur cadre de vie, ou avec eux-mêmes. Le meurtre d’Agamemnon et la vengeance longuement préméditée qui s’ensuit ne représentent qu’un aspect de la condition humaine. Certains classiques sont sereins et idylliques. Il en est de discrets.

Les plus représentatifs d’entre eux sont tragiques, parce que la vie est tragique de part en part. Il n’existe pas de classique optimiste qui nous murmure que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et que, en outre, tout est destiné à s’améliorer. Les classiques ne dissimulent pas la vérité. Certains cependant, tout en empruntant un ton posé et calme, sont des manifestations stimulantes du désir de vivre. L’espèce humaine s’est perpétuée grâce à des millions de gens qui ont, sans faire de bruit, affirmé leur amour de la vie, laquelle comporte parfois des aspects trop tragiques pour être confiés à la littérature.

Si l’humaine condition n’engendre guère l’optimisme, elle est assurément comique. Les grandes oeuvres de la littérature universelle nous montrent l’homme revêtu des deux masques du théâtre: l’un grimace un sourire, tandis que l’autre est en larmes. Quel visage se cache derrière le double masque? Le mien. Le vôtre. Voilà l’ironie suprême : la grande littérature est d’une frappante banalité.

 


Introduction de la version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de l’américain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.

Copyright Plein Chant 1991 pour l’édition française. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur et des traducteurs.

Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.


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