B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

LES CLASSIQUES REVISITÉS (4)

 

Tacite : Histoires
Plutarque : La Vie des hommes illustres
Marc Aurèle : Pensées pour moi-même
Apulée : L’Âne d’or
Poésie lyrique latine du Moyen Age
Tou Fou : Poèmes

 



Tacite : Histoires


Les profanes que nous sommes se font de l’histoire de l’Empire romain une conception très floue. L’existence sulfureuse de quelques potentats se confond pour nous aux clameurs des batailles que décrivent les livres de classe; tandis que les légions, qui sont censées construire voies de communication et édifices, ne songent qu’à se révolter, permettant de temps à autre à l’un de leurs chefs de se hisser sur le trône — et non plus sur un bouclier pour les haranguer. La vie et l’oeuvre de Tacite ont pour premier mérite de rafraîchir nos connaissances touchant l’histoire des premières générations de l’Empire. Tacite naquit au moment de la décadence du premier principat. Il mena sa carrière sous Domitien, rédigea ses principales oeuvres durant le règne de l’affable Trajan, et assista vraisemblablement aux débuts d’Hadrien, le premier empereur romain dont la gloire put rivaliser avec celle de Ptolémée — le Roi des Rois, que Néron, philhellène passionné mais néanmoins barbare, ne fut jamais capable de comprendre.

Chez Tacite, le parti sénatorial prend conscience de son irréversible déclin. L’historien se fait le héraut de cette caste, que les Chinois appelaient “l’aristocratie des lettrés”, et qui — si l’histoire se ramène bien à une succession de changements, de conquêtes, et de pertes dans l’ordre du pouvoir — ne devait plus jamais occuper le devant de la scène occidentale. Après les guerres puniques, les Sénateurs romains ne formaient plus du tout une aristocratie; et lettrés, ils ne l’avaient jamais été. Marqués par la décadence de son temps, tous les livres de Tacite — la Germanie comme la Vie d’Agricola, les Histoires ou les Annales — sont des pamphlets politiquement orientés. Mais le lecteur les suit en toute confiance, grâce au tranchant inimitable avec lequel ils sont rédigés. La postérité a cru que la seule erreur de Tacite était de s’être laissé emporter par un louable enthousiasme républicain. De même que Suétone aurait été égaré par sa verve comique et son dépit en dépeignant, dans sa Vies des douze Césars, des moeurs de sadiques et de scélérats. A la lecture de Tacite, il ne semble pas douteux que Tibère et Claude aient été les tyrans qu’il vitupère avec tant d’éloquence.

Les plus récentes études, ajoutées à l’expérience de tout un siècle qui a de quoi nous écoeurer plus sûrement encore que le premier de notre ère, lui apportent pourtant un double démenti. Il arrive que des clowns et des pervers assoiffés de sang s’emparent du pouvoir, sous les applaudissements de la foule qui les a placés là. Et nous ne serions pas surpris de savoir qu’un empereur romain ait pris plaisir à se faire sodomiser en public. Mais rien n’établit d’un point de vue scientifique la nocivité de la politique suivie par l’ombrageux Tibère; ni la paresse et la bouffonnerie de Claude, ou la folie de Nèron.

Le système économique, social et politique, contre lequel Tacite polémiquait atteignait alors sa pleine puissance. Fidèle aux vertus quelque peu compassées dans lesquelles Tite-Live avait drapé sa République, il vécut assez vieux pour voir le triomphe de l’Empire. Il fit pour la première fois parler de lui en soutenant l’accusation dans un procès de concussion à l’encontre du proconsul Marius Priscus, et en plaidant contre “sa conduite indigne d’un honnête homme”. Étant jeune, il avait voyagé en Germanie et épousé la fille de Julius Agricola, le gouverneur de Bretagne. Dans la première oeuvre qui lui est attribuée, Tacite déplore la faillite de l’art oratoire, et déclare sans ambage que l’éloquence a déserté le prétoire pour rejoindre le cabinet de l’historien. Sa biographie de Julius Agricola présente l’éloge funèbre d’un noble romain de la vieille école, véritable réincarnation du probe Cincinnatus. Le portrait de l’héritier présomptif de Germanicus lui fournit l’occasion de chanter les louanges d’un aristocrate intègre, décoratif, et aussi dépourvu d’efficacité politique que Sir Philip Sydney.

L’histoire de Rome, du vivant de Tacite, se confond avec la réorganisation de la République qui, tout en conservant ses privilèges honorifiques et son décorum, se transforme en despotisme de type oriental, comme celui que connurent l’Égypte, la Mésopotamie, la Chine et Byzance. Le Sénat et les autres groupes républicains se voient progressivement dépouillés de leurs prérogatives. Avant même la naissance de Tacite, leur éviction était consommée. Mais l’historiographe se fit un devoir de transmettre le flambeau de leur gloire oligarchique aux siècles futurs. Il se chargea de sculpter pour l’éternité l’effigie idéale des Sénateurs; de leur rôle social; de leurs qualités morales; et de la compétence dans les affaires qu’ils ne désespéraient pas de retrouver un jour.

Du temps de Tacite, l’oligarchie romaine n’était plus composée des gentilshommes de campagne, des princes lettrés, et des soldats invincibles, quoique non professionnels, de la légende. Elle était maintenant faite de technocrates, de latifondiaires, de poètes courtisans, de détenteurs de franchises impériales. Ces partisans du prince, ces eunuques et ces affranchis, souvent pénétrés d’une fine culture héritée de la Grèce et des contrées du Levant, n’avaient jamais entendu parler du bien et du mal que stipulait le code moral du pouvoir oligarchique d’autrefois. Ils étaient même au-delà du bien et du mal définis par les héros de ce mythe.

Tacite connaissait, dans son for intérieur, cette amère vérité, et c’est ce qui explique le mordant inimitable de sa prose. Il semble avoir eu la prescience de l’interminable calvaire qu’allaient endurer les défenseurs de la République jusqu’à notre siècle — de Boèce défiant Théodoric, à Arnaud de Brescia, Cola di Rienzi, Daniele Manin et Giacomo Matteoti. Ses mots sont coupants et meurtriers, et jamais Burke, ni Gibbon, ni leurs congénères français, n’oseront une telle sévérité. Car ces hommes caressaient encore l’espoir de voir triompher en Europe une aristocratie de l’esprit — laquelle ne devait jouer dans la réalité qu’un rôle éphémère —, et d’unifier le monde sous l’égide bienveillante de Whigs et de Girondins éclairés, tous bons seigneurs et gens cultivés.

Les textes d’historiens comme Thucydide, Plutarque, Tite-Live, et tout spécialement Tacite, nous contraignent à oublier un instant notre scepticisme. Nous savourons sans arrière-pensées leur narration grandiose de l’histoire et, pour ce qui concerne Tacite, une sublime méchanceté, une prose aussi acérée qu’un scalpel. Son style se mêle si intimement à son récit, colorant chacune de ses impressions et chacune de ses prises de position, que même les traductions les plus laborieuses, ou les plus savantes, ne sont pas parvenues à nous le gâcher. Nous lisons encore Tacite pour son impitoyable causticité. Son histoire du règne des empereurs romains renvoie immanquablement à nos maîtres modernes, à ceux-là mêmes entre les mains desquels la République a dégénéré en despotisme de palais ou en bureaucraties impériales. Tacite témoigne contre les palais et les bureaucraties, pour la République des origines. Bien sûr, ni lui, ni nos jeffersonniens, n’ont probablement jamais rencontré un seul de leurs contemporains qui incarnât, ne serait-ce que vaguement, les pures vertus républicaines.

En dépit de la montée du malheur, un historien comme Thucydide gardait la confiance inébranlable d’un homme pour qui la défaite des siens était chose impensable. Alexandre, Antigonos, et la dynastie des Ptolémée, imbibés de parfums et couverts de pierreries, entamaient leur lente ascension au firmament de l’histoire, et ils allaient finir par conquérir l’empyrée grec. Mais rien ne le laissait encore présager. Ses héros, pour toute leur démence, leur vanité, et leur envie, ressemblent à ceux des tragédies de Sophocle affrontant avec lucidité le destin. Tacite, lui, nous met en présence de personnages impuissants, jetés sur la scène d’un mélodrame dirigé par une force anonyme et omnipotente. L’historien lui donne les traits de l’empereur — volonté hostile et impénétrable tombée parmi les hommes —, triste pantin dans une farce grotesque, ancêtre des Fu Manchu, Docteur Folamour, et autres Petits Pères des Peuples qui régissent nos actuels spectacles. Les ennemis de l’Empereur, quant à eux, portent le masque de la souffrance, vaincus d’avance. Impossible de voir en ces maîtres et ces esclaves des êtres humains, des héros tragiques comme ceux qui peuplent la vision historique de Thucydide, parce que tous sont agis, plutôt qu’ils n’agissent.

La véhémence de Tacite nous fait oublier que sa tendance au mélodrame l’empêche d’être un écrivain de première grandeur, et de posséder une morale politique et une philosophie véritables. Plus d’un vieux truqueur de la littérature romaine avait pris la pose du stoïcien. Tacite s’est refusé cette facilité. Il se comportait probablement dans la vie comme nos existentialistes les plus mélancoliques. En intellectuel conscient d’être devenu inutile, d’être dépassé, et qui avait ainsi perdu sa confiance dans l’avenir, sa foi dans la nature, et sa sympathie pour ses semblables. Tacite, témoin des beaux jours du système impérial, observant l’évolution des moeurs humaines n’y discernait aucune issue. Huis clos.



 

Plutarque : La Vie des hommes illustres


Les raisons de se montrer injurieux à l’égard de La Vie des hommes illustres ne manqueraient pas. Il n’y aurait aucune injustice à rebaptiser ce livre “Le mythe de la classe dominante et son spectacle”, ou bien “Le Mensonge Social personnifié”. Plus encore que Platon peut-être, Plutarque est l’inventeur de la notion d’élite héroïque. Les grands personnages grecs ou romains dont il retrace l’existence, à quelques exceptions près, sont davantage que des hommes politiques: ils endossent la responsabilité pleine et entière de l’exercice du pouvoir. De Romulus à Thésée, en passant par Marc Antoine et Démétrios, les comparaisons auxquelles il se livre n’ont qu’une seule raison d’être: établir s’ils se sont montrés dignes ou non de leur responsabilité totale sur les hommes qu’ils gouvernaient.

Bien que Plutarque air trouvé créance auprès de nombreux lecteurs, on peut douter si les affaires humaines se sont jamais combinées comme il le dit. Ou si la morale politique telle qu’il la concevait a jamais existé. Ou si généraux et politiciens — d’Athénes ou de Rome, russes, américains ou chinois, de son époque ou de la nôtre —, ont jamais correspondu à son idée de la noblesse. Il n’en reste pas moins que La Vie des hommes illustres est un des livres qu’on emporterait sur l’île déserte, en compagnie de la Bible et de Shakespeare. La littérature classique comprend beaucoup d’oeuvres d’art d’une qualité supérieure, et nombre de tableaux des moeurs humaines plus fidèles. Mais on ne se lasse pas de lire Plutarque. Sa prose est séduisante, captivante et, par-dessus tout, pour employer une expression qui déclenche les sourires, elle élève son lecteur. On peut dire que les hommes ressemblent aux chefs querelleurs des armées en campagne que nous décrit Homère dans L’Iliade; on peut dire que, comme les névrosés d’Euripide, ils sont toujours prêts à s’entre-massacrer. Mais nul d’entre eux ne vit à l’altitude des héros de Plutarque. Certains êtres humains ont de la noblesse — les noms de John Woolman, Martin Buber, Albert Einstein ou Martin Luther King, me viennent à l’esprit. Mais le simple bon sens nous indique que ceux qui étaient parvenus au sommet d’un pouvoir bien plus corrompu que celui de Kansas City, de Newark, de Memphis, ou de Chicago — et au moins aussi impitoyable que celui de Moscou — étaient, d’une certaine façon, héroïques, mais en aucun cas des êtres nobles. Ni dans la définition de Plutarque, ni dans la nôtre. Ils ne correspondaient pas à l’étalon de la grandeur et de la bonté décidé par la morale grecque, ou judéo-chrétienne. Ni à celui du stoïcisme romain auquel Plutarque avait adhéré.

On a pu dire à bon droit que Plutarque avait servi de caution culturelle à la caste brutale des Sénateurs et de leurs ancêtres, les Athéniens partisans d’un despotisme inspiré de Sparte. On pourrait ajouter qu’il a contribué à faire des idoles de nos actuels dirigeants — qu’ils s’appellent Franklin Roosevelt, Winston Churchili, Douglas MacArthur ou Dwight Eisenhower — grâce au matériau légendaire qu’il a légué. Mais tous ces défauts ne rendent pas sa lecture moins prenante. Personne n’a jamais eu la sottise de croire que la société serait un jour gouvernée par des sages, par les rois-philosophes de La République de Platon. Nous nourrissons l’espoir qu’un jour — loin de nous, il y a longtemps, ou au contraire dans les siècles qui viennent —, la société humaine, dans ce qu’elle a de supérieur, atteindra la vraie noblesse. Le monde ne serait pas meilleur si ses maîtres ressemblaient aux héros de Plutarque. Il serait certainement plus satisfaisant. Voilà le grand secret. Les personnages de Plutarque ne laissent pas d’être sanguinaires, dépravés, perfides. Ils ne sont jamais bas. Ils ont de la volonté. L’univers de Plutarque est un univers dans lequel les hommes ne vivent pas comme des étourdis, contrairement à ce que nous savons d’eux dans le secret de notre coeur.

La Vie des hommes illustres est celle de grandes personnes dont, enfants, nous pensions tous faire un jour la connaissance. Que nous n’avons jamais rencontrées. Que nous avons cessé de croire jamais rencontrer. Peut-être cet espoir n’est-il pas définitivement brisé en nous. On rêve toujours de croiser dans la rue la magnanimité marchant de concert avec le sens des responsabilités. Nous admettons les errements de nos semblables, nous apprenons à leur pardonner, même s’il s’agit d’une charge bien lourde et toujours à reprendre. Mais la bassesse inutile n’a pas cessé de nous être intolérable, celle de nos maîtres plus que tout autre.

Plutarque nous oblige à croire que c’est en n’étant jamais mesquins que ses personnages ont accédé aux plus hauts pouvoirs. Bien que les faits apportent un désaveu cinglant à cette idée, on ne saurait dire qu’elle soit entièrement mensongère. Il s’agit même du genre de vérité qui, avec la Symphonie Jupiter, l’École d’Athènes, et la Passion selon saint Matthieu, donne un sens à la vie — que celle-ci est loin de mériter. On comprend dès lors pourquoi Shakespeare s’est inspiré de Plutarque à plusieurs reprises. Ils partageaient la même attitude devant l’existence. Bottom lui-même, dans Le Songe d’une nuit d’été, est dépourvu de bassesse. Coriolan est un traître insolent; Marc Antoine, un démagogue sanguinaire, amouraché d’une nymphomane vieillissante. Aucun de ces personnages cependant n’est vulgaire.

La Vie des hommes illustres et Le Satiricon de Pétrone sont en quelque sorte des antonymes. Pétrone connaissait intimement le pouvoir. Il a actionné les leviers de commande, jusqu’à ce qu’il tombe en disgrâce et soit répudié par Néron. Il avait une vision trouble et obscène de ce qui motive les actes des hommes. Plutarque n’avait pas son expérience du pouvoir. Mais il avait reçu les honneurs: il s’imaginait que les responsables politiques étaient des hommes d’honneur. Autant les mythographes des classes dirigeantes en Grèce et à Rome, tels que Sénèque, par exemple, ne croyaient pas en ce qu’ils disaient, autant je pense que Plutarque était sincère. Son oeuvre est surtout convaincante. Toutes époques confondues, il est peu d’auteurs aussi persuasifs que lui.

Nous avons besoin d’être convaincus. En cédant à la description de la société faite par Plutarque, nous courons le danger de rester les éternelles dupes de la politique. Pourtant, si nous ne sommes pas des êtres nobles, il nous importe de croire que nous pourrions le devenir un jour. Trop de pessimisme devant les leçons de l’histoire a pour effet de nous rabaisser. Et, malheureusement, nous sommes constamment en proie à ce pessimisme, qui rend nécessaire l’assurance que nous puisons dans Plutarque. Peut-être jouons-nous alors des rôles — celui de Roger Casement, ou de sa doublure, Lawrence d’Arabie; peut-être transformons-nous nos piètres adultères en conte des Mille et Une Nuits. Cependant, jouer un rôle est préférable à l’inaction. Jouer c’est n’avoir pas abandonné tout espoir. Pour le dire avec Gabriel Marcel: “Sans espérance, la noblesse est impossible.”



 

Marc Aurèle : Pensées pour moi-même


Un étudiant vient de perdre sa mère, ou bien il découvre qu’il a attrapé une sale maladie ou que sa petite amie est enceinte, ou il a décidé de ne pas faire le service militaire : imagine-t-on qu’il aurait le réflexe de solliciter les conseils de son professeur de philosophie? Ce que nous appelons philosophie semble un moyen tortueux d’esquiver les questions qui comptent dans la vie. Cela n’a pas été le cas de toute éternité. De Thalès à Kant, la philosophie a constitué le fondement de la compréhension de la conduite humaine. La cosmologie, l’ontologie, la métaphysique, inspiraient l’éthique, la politique et la philosophie des moeurs, c’est-à-dire les principes qui gouvernent le commerce des hommes, l’intelligence qu’ils en ont, et l’influence que ces principes exercent en retour sur eux. En un mot, la philosophie s’occupait de ce qu’on appelle communément la sagesse et la vertu.

Bien que l’existentialisme soit à la mode, personne aujourd’hui ne publierait un livre intitulé Pensées pour moi-même (ou les Méditations, selon le titre que nous lui donnons aux États-Unis) en osant l’appeler un traité de philosophie. Marc Aurèle ne destinait pas davantage ses carnets à la publication. Dès leur parution pourtant, ils comptèrent parmi les textes philosophiques les plus précieux. Après leur redécouverte à la Renaissance, ils devaient marquer toute la tradition éthique occidentale, et devenir un livre de chevet dans l’Angleterre victorienne.

Les représentants du stoïcisme romain restent, dans l’ensemble, des maîtres spirituels sujets à caution. Sénèque était manifestement une canaille, doublée d’un fourbe, et Cicéron ne valait pas plus cher. Leur dialectique stoïcienne apportait à la classe dominante le renfort moral dont elle avait besoin. Parmi les différents courants de pensée de l’Antiquité tardive, ils énonçaient une philosophie de la nature particulièrement cohérente, selon laquelle les êtres matériels et l’âme ne sont que des parcelles du Grand Tout. Pour eux, on peut déduire la vertu de la matière, et inversement. Mais tout cela n’a abouti en fin du compte qu’à des supercheries intellectuelles. Sénèque se trahit dans le ton de ses écrits, qui le révèle tel qu’en lui-même: un habile diffuseur du Mensonge Social. Il suffit d’examiner son style pour deviner qu’il fut le mentor de Néron, celui-là même qui alla détruire les populations bretonnes pour rembourser ses dettes. Des griefs similaires ont été retenus contre Marc Aurèle, sans qu’ils soient à mon avis justifiés. Le style, c’est l’homme. Sénèque est un phraseur sans vergogne. Marc Aurèle est incapable de littérature. Il écrit dans un grec maladroit, mais qui est aussi honnête et naturel que l’écriture d’un Théodore Dreiser à ses moments les plus authentiques. Contrairement à ce que s’imagine la critique, ceci est la marque d’un grand style et d’un grand homme.

Saint Augustin, Gibbon, Toynbee, et tous les auteurs qui ont une vision apocalyptique de l’histoire font correspondre la décadence et la chute de l’Empire romain avec le règne du plus magnanime de ses gouvernants. Marc Aurèle était à la tête d’un territoire qui s’étendait des Carpathes au Sahara, de l’Écosse à la Perse. La vie en Europe ne devait plus jamais recouvrer une telle sérénité et une telle opulence. L’intervalle, qui sépare le gouvernement d’Hadrien de celui de Marc, est le seul épisode de l’histoire européenne qui connut une paix oecuménique entre les peuples, et un épanouissement culturel approchant celui de l’Empire chinois à son zénith. C’est pourtant sous Marc qu’apparurent les premiers symptômes de la crise, et que l’Europe commença à vaciller.

Il y a eu d’autres philosophes couronnés; ils se nomment Alfred le Grand, Frédéric II, Saint Louis, ou Frédéric le Grand. Mais, soit leurs pouvoirs étaient limités et leur royaume livré à la sauvagerie; soit leur philosophie était pernicieuse. Marc Aurèle est le seul qui sut exercer l’autorité suprême sur une civilisation simultanément épanouie. Et en lui le saint le disputait au philosophe. En décrivant avec admiration la dynastie des Antonins, Gibbon projetait sur cette période historique l’utopie que le XVIIIe siècle s’était façonnée. Il ressuscitait le monde dans lequel il aurait aimé vivre. Un monde qui avait eu une existence éphémère, et s’était écroulé, pour ne plus jamais renaître de ses cendres.

Vingt années du gouvernement d’un homme d’État éclairé, qui était en outre un chef d’armée qualifié et intrépide, ont suffi pour que l’Empire passe de la maturité au pourrissement, de l’été de son existence à l’automne finissant. Il était harcelé à ses frontières par l’envahisseur et miné par d’interminables querelles intestines — qui durent aujourd’hui encore —, jusqu’à ce que la mort de la civilisation européenne s’ensuive.

Il faudrait savoir évaluer les chefs-d’oeuvre de la littérature indépendamment de la personnalité de leurs auteurs. L’atmosphère de fatalité qui entoure les méditations de Marc Aurèle déforme nos appréciations. Rien n’assure même que nous reconnaîtrions dans ses carnets un grand classique si nous ignorions les circonstances dans lesquelles il devint empereur. La grandeur des Pensées pour moi-même ne tient pas à la philosophie qu’elles contiennent, mais à leur caractère autobiographique.

Ceux des lecteurs qui sont attirés par la morale stoïcienne orthodoxe pourront toujours s’en remettre au Manuel d’Épictète, et à sa parole sèche et coupante, dont le texte est généralement reproduit après celui de Marc Aurèle. Épictète raisonne; Marc Aurèle prie. D’où la relative monotonie qui émane de ses Pensées, une monotonie caractéristique de l’examen de conscience par lequel commence toute prière: “Ai-je gardé mon calme, aujourd’hui?”, “Ai-je résisté au désespoir?”, “Ai-je accepté l’ordre du jour que me dictait la réalité?”, “Ai-je pardonné l’insulte et l’offense?”, “La mort et le malheur me font-ils reculer?”. Epictète préconise dans son prêche l’ataraxie stoïcienne, l’apathie, l’impassibilité des bouddhistes, l’acceptation sans ressentiment de tout ce qui advient. Marc Aurèle lutte contre lui-même pour réaliser cela dans une sagesse effective. Autant Épictète est arrogant et bouffi de son savoir, autant Marc Aurèle est touchant d’humilité. Il s’efforce, et sait reconnaître ses échecs.

Derrière la mâle assurance de la doctrine stoïcienne à laquelle Marc Aurèle donne tous les gages de fidélité, et dont il utilise sans recul le jargon, se dissimule une attitude différente face à la vie, une attitude plus recueillie, proche de l’existentialisme, dans ses formes les plus angoissées, comme chez Max Scheler. L’existence n’est donc que “cela” — qui naît, et retourne aussitôt au néant. Le sens en est impénétrable. Je ne maîtrise, de loin en loin, que mes propres réactions. Je ne suis libre que d’acquiescer ou de refuser. Si j’accepte ce qui se présente, de bon ou de mauvais, je trouve la sérénité. Si j’entre en sécession contre la réalité, je suis condamné à la douleur et à la frustration.

Marc Aurèle tourne et retourne sans fin dans sa tête l’énigme de l’être, errant dans le labyrinthe de la vie, comme Proust — l’intrigue romanesque en moins. “Il n’est aucune souffrance à laquelle la nature n’ait préparé l’homme à résister.” Marc Aurèle semble chercher à se convaincre à longueur de pages d’une idée aussi manifestement fallacieuse. Sa référence ultime est celle de l’intégrité de la personne humaine. Que l’univers soit une machine sans âme ni valeur, ou qu’il soit gouverné par une déité ou la Providence; que l’homme soit libre ou déterminé; qu’il existe ou non une vie après la mort, et un système de récompenses et de châtiments, même fugitifs, les affres morales dans lesquelles Marc Aurèle se débat restent fondamentalement inchangées, ainsi qu’il le souligne lui-même.

Au bout du compte, l’autobiographie se mue en philosophie. Premier écrivain antique à nous avoir livré son autobiographie spirituelle, Marc Aurèle est aussi — il est surtout — le premier philosophe pour qui la sagesse repose sur la vie dans ce qu’elle a d’élémentaire, plutôt que sur un système. Il mourut dans les marais de la Hongrie, en repoussant les armées ennemies. Les forces lui manquèrent pour résister à une épouse volage, à un fils violent, et à l’anarchie grandissante de l’Empire. Qui les auraient trouvées? Marc Aurèle a eu celles de transmettre à la postérité les hésitations d’un homme parvenu au sommet d’un pouvoir absurde, et à la veille de s’enfoncer lui-même dans la catastrophe. Puisque la condition des hommes n’a pas changé depuis Marc Aurèle, son journal demeure, le mot a déjà été employé, l’un des fruits les plus délicats de l’Antiquité. “Ce que je suis: chair, souffle et raison. Abandonne tes livres; ne te laisse pas séduire. Cela ne t’est point permis.” “Rédigé chez les Quades, sur les rives du Gran”.

 


 

Apulée : L’Âne d’or


Du fait des aléas de l’histoire, seules deux grandes oeuvres d’imagination en prose nous ont été conservées de l’Antiquité. Toutes deux sont latines. Les romans grecs, beaucoup plus nombreux, mais diserts et stéréotypés, leur sont nettement inférieurs. Le Satiricon de Pétrone nous est parvenu mutilé, tandis que nous possédons le texte complet de L’Âne d’or. Si Le Satiricon nous était arrivé intact, il figurerait certainement parmi les livres clés du roman universel. L’Âne d’or n’est pas de ce niveau, tout en demeurant une oeuvre majeure.

On considère à juste titre Apulée comme un écrivain souriant et tranquille. Disciple de Pythagore et de Platon, initié au culte d’Isis, il n’éprouva ni les inquiétudes secrètes de Pétrone, la mélancolie des nantis et des dépravés, ni le cynisme austère et acariâtre du Grec Lucien. C’est à ce même Lucien qu’il emprunta le thème de son récit: l’histoire d’un étudiant de bonne famille, étourdi et curieux, qui se retrouva dans la peau d’un âne pour avoir flirté d’un peu trop près avec la magie.

Lucius, le héros du roman d’Apulée, traverse mille et une aventures cocasses et libertines avant de retourner à la condition humaine. Tour à tour ridicules, horribles, graveleuses, monstrueuses, ses tribulations s’enchaînent sur un rythme étourdissant, sans que l’auteur se départisse d’un humour candide et d’une évidente volonté de distraire son lecteur. Il se dégage de ce livre un entrain remarquable. Ni Les Aventures de Monsieur Pickwick, ni Tristram Shandy ne sont menés avec autant d’aisance et de détachement. Si Apulée est bien un représentant typique de son époque, la période du paganisme qui suivit la décadence de la religion officielle fut loin de souffrir du “relâchement” ou de la “fêlure de l’âme” qu’a cru discerner en elle la philosophie moderne de l’histoire. Tout au contraire. Apulée vivait dans un univers réconcilié. Sa conception de la vie n’est empreinte d’aucun désarroi spirituel. Elle est plus sereine encore que celle qui s’exprime dans des oeuvres romanesques chinoises comme Au bord de l’eau. C’est plutôt saint Augustin, le chrétien, son contemporain d’Afrique du Nord, qui se montre angoissé, déchiré, perdu dans la crise qui secoue l’Âge Classique. Il éprouvait au reste de l’admiration pour Apulée, et une pointe d’envie mal dissimulée.

Il est moins difficile de raconter les innombrables péripéties que rencontre Lucius métamorphosé en âne que de parler du style d’Apulée. Pétrone, comme Hemingway de nos jours, a abouti à une rhétorique de l’anti-rhétorique. Chez Apulée, on voit l’excès même de rhétorique conduire à son abolition. Sa langue est l’une des plus extraordinaires qui soient. Elle ne peut guère être comparée qu’aux obscurités fantastiques de l’irlandais médiéval, ou au langage inventé par le romancier japonais Ihara Saikaku dans ses romans érotiques, ou à l’Ulysse et au Finnegans Wake de Joyce.

Naguère, le style de L’Âne d’or passait pour une insulte au bon goût classique. On le disait “plein d’affectation et d’ornements ampoulés, et animé d’une volonté de tout dire qui empêche quoi que ce soit de l’être correctement”. Seul Walter Pater a fait preuve de plus de sagacité. Les deux chapitres de son Marius l’épicurien qui comportent une excellente traduction, bien que légèrement trop romanesque, de la scène de Cupidon et Psyché, sont longtemps demeurés la meilleure introduction à la langue d’Apulée. Aujourd’hui, les lecteurs qui connaissent le latin se sentent davantage attirés par l’exubérance de L’Âne d’or que par les platitudes minutieusement ciselées d’un Cicéron. Dès le début de son livre, Apulée nous adresse cette recommandation: “Lecteur, sois attentif, et tu seras satisfait”. Pour lui, auteur et lecteur devaient partager un même plaisir.

Les romanciers grecs dont il s’est inspiré ne connaissaient pas les personnages nettement individualisés, et puisaient leurs arguments dans des situations dramatiques de convention. À l’instar de Pétrone, Apulée était un psychologue talentueux, capable de croquer des portraits sur le vif et ressemblants. Il était doué de l’intuition, propre aux Romains, de la qualité unique de chaque homme, intuition qui confere à la sculpture romaine son expressivité inoubliable. En fait, Apulée se montre sobre dans ses descriptions. Mais la relation directe des événements — qu’il s’agisse du festin des bandits sous des nuits étoilées; des esclaves enchaînés à la roue d’un moulin; ou de sorcières, de magiciens, et de rites mystérieux —, toutes ces scènes prennent la force du réel. Apulée donne l’impression d’être parvenu à photographier, littéralement, des rêves. À la relecture, il s’avère que ce sentiment provient de la sûreté de sa technique de conteur, plutôt que d’une surabondance d’images descriptives.

L’Ane d’or n’est pas une simple oeuvre de divertissement. La métamorphose de Lucius dure un an, d’un mois de juin à l’autre. La fable des amours de Cupidon et Psyché, parfaite allégorie du pouvoir rédempteur de l’amour, prend place, apparemment sans raison, au début du roman, comme un conte qu’une vieille femme raconterait à la belle princesse retenue captive par les pirates. La plupart des critiques ont été déroutés par cette scène fameuse, dans laquelle il serait faux de ne voir qu’une idylle un peu mièvre, destinée à compenser la grivoiserie et la grossièreté des aventures qui suivent. Elle est en réalité un condensé des châtiments endurés par Lucius, l’homme condamné à vivre pendant douze mois dans la peau d’un âne, et de son expiation finale. Cette charmante pastorale — incrustée dans une comédie comme une perle dans sa coquille, microcosme de bonheur inscrit dans le macrocosme comique —, fournit le cadre, d’une pureté cristalline, à partir duquel vont s’opérer la résurrection de Lucius et sa découverte du monde vrai.

Le contenu initiatique de La Flûte enchantée et de La Tempête, qui empruntent à des sources voisines d’Apulée, ne soulève pas de contestation de la part des critiques littéraires. Pourquoi dans ce cas refuserait-on d’accorder une dimension symbolique à L’Âne d’or? Quel récit, utilisant de tels ingrédients, n’est pas une allégorie? Interprété dans un sens anagogique, tout récit montrant l’homme en butte à la fortune aveugle ne laisse pas d’être une manifestation supplémentaire du Grand Mystère. Il ne fait aucun doute que Lucius l’Âne traverse une à une les épreuves de l’âme, et qu’il est racheté au moment où il subit publiquement une parodie de mariage sacré, un hierosgamos obscène et comique. Devenu meilleur, son apparence humaine lui est restituée, et il devient un initié d’Isis, la reine des cieux.

La délivrance de Lucius ne suffit pourtant pas à mettre un frein aux sarcasmes et à la bonne humeur d’Apulée. Celui-ci fait preuve d’une ironie très subtile lorsqu’il décrit la manière dont le clergé, en imposant à Lucius de coûteuses initiations, parvient à le délester de tout son argent. Le héros, après s’être ruiné pour accéder au grade de serviteur d’Isis du troisième degré, finit cependant plus riche qu’il ne l’était au départ, grâce aux relations qu’il s’est acquises — situation qui rappelle le cas de ces hommes d’affaires, ou de ces avocats modernes, qui s’enrichissent en s’affiliant à la confrérie qui saura défendre leurs intérêts. Satiriques ou non, les derniers chapitres du livre sont l’expression très pure du mysticisme latin tardif, bien plus émouvants, et bien plus lumineux que l’essai de Plutarque sur le culte d’Isis. Les pages d’Apulée resplendissent du bonheur profond, inébranlable, qui était le sien. Les avatars de son étudiant et ses drôles de pérégrinations ont en commun avec le héros du Voyage du pélerin la sorte de joie intangible qui transporte ceux qui se savent sauvés.



 

Poésie lyrique latine du Moyen Age


L’un des changements les plus notables qui soit intervenu en matière d’esthétique ces cent cinquante dernières années est passé inaperçu. Il concerne la baisse d’intérêt porté à la poésie latine de la période romaine, et le regain de curiosité manifesté pour la poésie latine du Moyen Age, par la petite minorité de gens qui lisent le latin par plaisir hors du milieu universitaire. Je ne suis pas en train de dire que Tennyson avait tort d’admirer en Virgile “le maître génial de la versification”. Mais les faits sont là: L’Énéide, une fois passées les années de lycée, ne quitte plus guère les rayons des bibliothèques — encore que, pour être tout à fait juste, Les Bucoliques et Les Géorgiques aident certains lecteurs cultivés et un tantinet vieux jeu à supporter les soirées monotones de la mauvaise saison.

Pour preuve de ce renouveau, un public nombreux, qui serait incapable de déchiffrer la moindre phrase de Jules César, connaît et apprécie les Carmina Burana, surtout depuis que Carl Orff les a mises en musique. Grâce à lui, et au moment où l’Église renonce au latin, hymnes et récitatifs atteignent un vaste auditoire, qui ne s’y était guère intéressé jusque-là. Au siècle dernier déjà, le traducteur John Addington Symond avait obtenu un grand succès en publiant son recueil de chants médiévaux en latin Wine, Women and Song. Et aujourd’hui, la compilation d’Helen Waddell intitulée Medieval Latin Lyrics, en édition bilingue, rencontre chaque jour de nouveaux lecteurs; elle est même disponible en collection de poche.

Les initiateurs de la sensibilité moderne, en marquant leur prédilection pour la poésie latine du Moyen Age, nous aident à mieux comprendre ce qu’est la modernité. L’énumération des écrivains qui, à commencer par Coleridge et Poe (lequel trichait peut-être), lui ont donné la préférence risque d’être fastidieuse. Stendhal, Baudelaire, Nerval, dans le domaine française, suivis de Flaubert, Verlaine, Nouveau, Rimbaud, Mallarmé, Rémy de Gourmont, O.V.L. Milosz, Apollinaire, Breton — il ne manque là presque aucun des fondateurs du tempérament moderne. Et encore conviendrait-il d’ajouter à ces noms ceux de Strindberg, de Machado, de Ruben Dario et de Léopardi, et de bien souligner que les modernes ont généralement peu goûté les poètes romains, hormis Catulle, Pétrone et Boèce, ce dernier étant un auteur quasi médiéval. Quel est le motif de cette désaffection? Pourquoi Virgile et Horace ont-ils cessé d’émouvoir? La poésie grecque n’est certainement plus beaucoup lue dans le texte, mais sa réputation n’a jamais été aussi bonne. Quelles qualités la poésie latine du Moyen Âge possède-t-elle en propre?

On a pris l’habitude d’opposer le côté naturel de la poésie médiévale aux procédés oratoires dont s’encombraient les poètes romains. Mais ni Théocrite, ni Euripide, n’étaient économes de leurs effets rhétoriques. De surcroît, l’auteur qui a marqué de son autorité les poètes — aussi bien religieux que profanes — du Moyen Âge, n’est autre que saint Augustin, le plus artificiel de tous. Lorsque Thomas d’Aquin compose “Genitori, genitoque”, ou lorsque l’auteur anonyme des Carmina Burana rédige ces vers: “Fas et nefas ambulant, peni passu pari”, ou bien: “O comes amoris dolor, cuius mala male solor”, tous deux s’inspirent du style augustinien le plus orné qui soit. Nous n’en faisons pas pour autant des poètes décadents. La sincérité de leur poésie ne nous semble pas douteuse. Ils savent trouver notre coeur, et nous leur reconnaissons une fraîcheur que nous ne concédons plus désormais à Horace.

L’authenticité de Thomas d’Aquin et des auteurs de gracieux chants d’amour ne saurait être un argument probant: pendant deux millénaires, n’a-t-on pas cru — Ben Jonson, Tennyson, les poètes médiévaux eux-mêmes, n’ont-ils pas cru — à la sincérité d’Horace? Affirmer que les oeuvres des poètes médiévaux sont personnelles, alors que celles de l’Âge Classique ne le sont pas, ne jetterait pas davantage de lumière sur le débat. En effet, quel poète a su se peindre lui-même avec plus d’humour et de psychologie qu’Horace? Avec moins de pudeur qu’Ovide? La vraie question est ailleurs: sous le couvert d’une langue impersonnelle, les voix de Thomas d’Aquin et d’Abélard possèdent une personnalité que l’on chercherait en vain dans la poésie des Romains. Elles laissent deviner une chose que ces poètes plus anciens ne connaissaient pas, et dont l’absence même ne semble pas les avoir fait souffrir: un moi secret, enfoui au plus profond de l’être. Ce qui fait son apparition dans les chants rythmiques du Moyen Âge, et qui, depuis la nuit des temps, était contenu dans la lyrique populaire, c’est l’individualité moderne. Horace était un homme public, l’ancêtre de nos politiciens professionnels, dont l’image a été fabriquée par des experts en communication. En lisant Horace, nous avons le sentiment de nous introduire dans une intimité factice, d’être en présence d’une créature artificielle, comme l’homme politique dont nous venons de parler. Aucun cri du coeur ne jaillit de ses poèmes. Parmi les Classiques, seule Sapho, et Catulle dans une moindre mesure, nous apporte ce que la poésie a de plus précieux: l’expression par les mots du mystère que chaque homme porte en lui.

Qu’est-ce qui, dans la poésie latine du Moyen Age, comble cette attente où nous sommes? Ses thèmes sont rebattus et sa facture sans surprise. Elle célèbre le calendrier liturgique lorsqu’elle est sacrée. Le mal d’aimer en toutes les saisons lorsqu’elle est profane. Religieuse, elle chante la naissance, la crucifixion, et la résurrection de Jésus; la Vierge Marie qui berce l’enfant et pleure au pied de la croix; ou encore, les saints qui vont leur chemin, et meurent en martyrs. Amoureuse, elle raconte les jeunes gens qui font ripaille dans les bas-fonds, se pâment dans les chaumières, et gambadent dans les prés où chante le rossignol. En somme, rien que de très attendu, et l’on en arrive à se demander comment pareille poésie a pu émouvoir tant de libertins cyniques et de mécréants endurcis. Comment, pour le dire autrement, Baudelaire, Rémy de Gourmont, et Apollinaire ont-ils pu placer les Carmina Burana au-dessus de L’Énéide?

L’une des raisons de cette faveur tient au rythme de ces pièces lyriques. Leur phrasé rappelle celui des poètes modernes, et leur métrique est proche de celle de la poésie en langue vernaculaire, contemporaine de l’apogée du lyrisme en latin. Ils sonnent comme des chants modernes à notre oreille, sur cent rythmes différents: ils dansent, cabriolent, titubent, ou défilent solennellement. Nous avons perdu toute connaissance de la mélodie d’Horace; et nous ignorons comment on dansait sur les poèmes de Sapho, dont la chorégraphie était déjà perdue du temps de Rome. Le chant de la poésie médiévale nous est resté intimement perceptible.

Ensuite, poètes classiques et médiévaux ne poursuivaient pas les mêmes visées. Les Tristes, d’Ovide, est un poème qui n’a jamais arraché une larme à quiconque. Le brio avec lequel il décrit le chagrin inhibe toute émotion. Lorsqu’Abélard rédige à l’intention d’Héloïse et de ses nonnes une complainte à chanter durant les vêpres et qu’il s’écrie, par la bouche de David pleurant son ami Jonathan: “Vel confossus pariter, morerer feliciter, cum quid amor faciat...” (“avec toi dans la tombe, heureux de reposer...”, suivant la traduction qu’en propose Helen Waddell, dans le plus pur style d’Ernest Dowson), nous sympathisons immédiatement avec la formidable douleur de cet être humain singulier, unique, broyé par une souffrance singulière et unique.

Ce qui allait plus tard s’appeler le Romantisme plonge une de ses racines dans les chants sacrés qui précédèrent le lyrisme profane. Les auteurs de ces vers hymniques réclamaient de leur auditoire et de leurs chanteurs qu’ils éprouvent directement, et partagent, la joie devant la naissance du Christ, ou la souffrance devant sa mort. L’histoire de Jésus n’est pas une dramaturgie à destination de spectateurs passifs. C’est une tragédie vécue, et les fidèles font partie de sa distribution. Le “chant homérique” sur Déméter et Perséphone resplendit d’or et d’ivoire. Mais il nous émeut de loin, comme la vue d’une sculpture, ou un plafond superbement décoré. Un “Stabat Mater” requiert du public qu’il s’identifie à Marie.

Les poètes latins de la période d’Auguste s’interdisaient de choquer leurs lecteurs en attaquant de front leur sensibilité. C’est ainsi que, à son époque et depuis, l’impudeur de Catulle a été maintes fois dénoncée comme la manifestation d’un mauvais goût achevé. Un certain nombre d’oeuvres pornographiques, qui ne doivent pas être confondues avec les satires obscènes des moeurs du temps, nous sont parvenues de l’Antiquité romaine. Ces plaisanteries plutôt scabreuses, qui n’affectent en profondeur ni le lecteur, ni l’écrivain, ni le sujet qu’il traite, sont tout sauf érotiques. Il émane des poèmes médiévaux, pourtant rédigés dans une langue pudique, un bel érotisme, comme ici: “Ab estatis foribus, amor nos salutat” — L’amour se tient aux barrières de l’été — ou bien ici: “Dum Diane vitrea” — tandis que Diane allume sa lampe de cristal. Nous tournons le dos aux paillardises d’Horace, dans des centaines de ses vers. Mais ces chants produisent l’effet escompté en enveloppant l’auditeur dans une mélodie suavement érotique, jusqu’à ce qu’il ressente le trouble du chanteur.

Ne cherchons plus: c’est cette proximité du poète et de son public qui a fasciné cinq générations de critiques et d’écrivains de sensibilité moderne. Les chants latins rythmiques ont amorcé un processus qui devait devenir pleinement conscient au XXe siècle, par lequel le poète fait un usage magique des mots, afin de subvertir l’expérience des hommes et de modifier la nature du monde.

La poésie lyrique profane du XIIIe siècle est composée de chants ou, pour être exact, de chansons de cabarets. La tradition du café chantant date en effet du début de la civilisation occidentale. Le manuscrit des Carmina Burana remonte au XIIIe siècle. Mais le “Phoebe Claro”, la première “chanson d’aube” que nous connaissions, avec son refrain provençal incantatoire, qui est l’un des plus vieux textes en langue vulgaire en notre possession, et le “Iam dolci amica venito” — “viens vivre avec moi et sois mon amour” —, remontent probablement à l’époque de Charlemagne. Ce sont, dans les deux cas, des chansons de divertissement, à l’usage des cours princières ou des salles d’auberge, qui visaient à obtenir l’adhésion émotive de leur public. Elles ne parlent pas exclusivement d’amour, de vin et de plaisirs. Une bonne proportion d’entre elles sont satiriques, critiques, et ne sont pas sans rappeler les chants contestataires d’aujourd’hui. Il ne faudrait pas voir dans ces oeuvres une littérature ou une poésie à lire en solitaire. Elles furent composées pour conjoindre le chanteur et celui qui l’écoute. La communication instantanée, de personne à personne, que ce soit dans l’obscurité d’une taverne à minuit, ou à la messe du matin, était d’importance vitale au poète du Moyen Âge.



 

Tou Fou : Poèmes


Tou Fou est pour moi, et la plupart des gens compétents partagent cet avis, le plus grand des poètes non épiques et non tragiques de tous les temps et de tous les pays”.

L’affirmation ne manque pas de pertinence. A ceci près que, s’il n’est ni épique, ni tragique, nous ignorons toujours où classer Tou Fou, qui est moins encore un poète lyrique, aussi extensible que soit le contenu de cet adjectif. Un grand nombre de ses poèmes, ainsi que ceux de ses confrères de la période des Tang, ont beau être appelés “poèmes à chanter” depuis des générations et des générations, on aurait peine, en effet, à citer le moindre vers qui soit celui d’un poète lyrique, au sens où Shakespeare, Thomas Campion, Goethe, ou Sapho, le sont en Occident. Et cela, en dépit du fait que la musicalité et la modulation du vers chinois, y compris dans les poèmes les plus irréguliers (qui furent souvent composés, assez curieusement, sur d’anciennes mélodies) sont infiniment supérieures à ce qu’en laissent paraître nos traductions en vers libres.

La poésie de Tou Fou, en définitive, se rapproche d’une forme de rêverie intime, voisine de celle de l’Infinito de Léopardi (qui aurait fort bien pu être une oeuvre chinoise), ou des meilleurs sonnets de Wordsworth. La poésie moderne, dès le moment où elle cessa d’être un art collectif pour devenir “la reponse de l’homme à sa solitude”, suivant la définition que Whitehead appliquait à la religion, adopta principalement ce ton de rêverie élégiaque.

Pareille convergence des sensibilités, par-delà les barrières du temps, de l’espace et de la culture, explique l’énorme popularité de la poésie chinoise traduite, et la forte séduction qu’elle exerce actuellement sur l’oeuvre de tous les poètes majeurs américains. En outre, sans être un “aliéné” en rebellion contre la société comme Baudelaire, Tou Fou a vécu dans la solitude, en perpétuelle errance, après son bref passage à la chancellerie impériale. Rien n’est parvenu à le distraire d’un sentiment d’absence, propre aux exilés, et d’un regret poignant pour la gloire et la puissance qu’il laissa derrière lui. Il possède en commun avec Baudelaire et Sapho, ses seuls rivaux dans la littérature occidentale, une sensibilité exceptionnellement vive, dont l’acuité est presque incroyable. Tou Fou semble se livrer totalement, s’offrir de toutes ses fibres nerveuses à chaque situation poétique, à chaque moment d’expérience sensible. C’est à cette source que s’abreuve son imagerie bouleversante, imprévue, et d’une trompeuse banalité. Les poètes chinois des générations suivantes transformeront son legs, ce ton familier et ses expressions percutantes et déconcertantes, en recettes faciles à reproduire. Mais ces images ont toujours chez Tou Fou la fraîcheur, l’innocence des premières découvertes, et ne connaissent pas d’autres ennemis à l’étranger que les piètres traducteurs.

L’homme Tou Fou n’était pas irréprochable. Fonctionnaire à la cour du nouvel empereur Su Tsong, fils de Xuan Zong, il semble avoir eu le comportement d’un courtisan agressif. Partisan invétéré du confucianisme, il prit sa sinécure très à coeur en se faisant un devoir d’amender les moeurs de l’empereur, ainsi que sa politique étrangère. Répudié, il passa le reste de son existence à vagabonder à travers le pays. Il se fixa un long moment non loin de Chengdu, dans la province du Szu-Ch’uan, où il habita une cabane de branchages demeurée célèbre. Puis, la dynastie impériale commençant à se désagréger et la Chine s’enfonçant, entre deux règnes, dans une période troublée, Tou Fou reprit lentement la route, le long du Grand Fleuve, songeant avec mélancolie à la capitale qu’il avait dû fuir. La fin de sa vie s’écoula sur une maison flottante, où il mourut âgé de cinquante-neuf ans — à la suite d’un orage et d’une innondation, rapporte la tradition.

Tou Fou mena ainsi une existence assez mouvementée, qu’il retrace dans ses poèmes sans toujours éviter de verser dans l’apitoiement sur soi-même. D’une complexion maladive, ayant tout juste atteint la trentaine, il parle de lui-même comme d’un vieillard. S’il fallait l’en croire, il aurait, sa vie durant, habité de pauvres chaumières. En fait de bicoques, ses résidences successives, même si elles avaient un toit en chaume, devaient plutôt s’apparenter à des palais; et rien n’indique qu’il ait renoncé à ses titres de propriété, ni aux revenus des fermes qu’il possédait. Il professait pour son épouse, dont il est resté séparé de nombreuses années, une affection littéraire des plus modérées, et n’écrivit aucun poème d’amour dédié à des femmes. Comme la plupart des membres de la corporation dont il était issu, ses liens amicaux l’attachaient principalement à des camaraderies masculines. Les vers dans lesquels Tou Fou les célèbre sont presque tous des pièces de circonstance, bien dans la note de l’élite intellectuelle chinoise de son temps. Mais comparées aux défauts qui accablent Baudelaire, les faiblesses de Tou Fou semblent vénielles. Le poète français, derrière la carapace qui protégeait sa sensabilité, en appelait constamment à la sphère de la transcendance. Tou Fou prête à la réalité immanente une dimension spirituelle qui imprègne chaque aspect de l’expérience sensible. Au-delà de son respect des conventions, par-delà ses défauts qui font de lui un être hunmain, et notre semblable, Tou Fou déploie une sagesse et une humanité aussi profondes que celles d’Homére.

Aucun autre grand poète est aussi laïque que Tou Fou. La culture qu’il avait reçue en héritage possédait davantage de maturité et de bon sens que celle d’Homère. Point ne lui était besoin d’affirmer que les dieux — ces abstractions divinisées de la nature et des passions humaines — sont frivoles, lubriques, méchants, batailleurs et cruels; ni de démontrer que seule une loyauté, une magnanimité, et une compassion des plus solides, peuvent racheter un monde plongé dans le noir. Pour Tou Fou, l’être et les valeurs essentiels évoluent sur un même plan de l’espace. Le bon, le vrai, le beau, ne sont pas des figures de l’absolu. Ce ne sont pas des catégories situées au-dessus d’une réalité imparfaite, laquelle devrait lutter, sans résultat, pour approcher un inaccessible idéal. Le réel, chez lui, est dense, solide, d’un seul tenant. Les considérations morales et le regard que nous portons sur le monde sont une seule et même chose. Ainsi le veut la vision chinoise, cette philosophie qui imprègne même le bouddhisme le plus hautement spirituel, ce qui le distingue nettement de ses origines indiennes. Le génie chinois ne reconnaît l’existence ni de la nécessité absolue, ni de la pure contingence.

Bien que la poésie de Tou Fou ne soit pas une poésie philosophique, au sens coutumier du mot, aucun autre poète a su aussi pleinement exprimer le sentiment chinois de l’unité de l’univers. Qualité et quantité, volition et décision, sont indissociables dans ses poèmes. La métaphore, les symboles, ne dérivent pas des images qu’il emploie; son imagerie acquiert d’emblée une dimension métaphorique et symbolique. C’est cet art d’énoncer directement les sentiments qu’ont loué tant de poètes occidentaux. Il est impossible de rendre en traduction les allusions historiques et littéraires, ainsi que les modulations, qui caractérisent l’art de Tou Fou. Ce qui est sauvegardé dans les transpositions que nous pouvons en faire, dépouillées de l’érudition sous-jacente, c’est la splendeur brute des faits, la simple situation poétique transfigurée.

La notion de situation poétique est consubstantielle à l’art des poètes chinois qui ne s’embarrassent pas d’effets, et ne gaspillent pas leur énergie dans d’oiseuses spéculations sur la vie ou le matériau poétique: ils mettent directement en rapport des lieux et une action. Ainsi: “Le vent du nord déchire les feuilles des bananiers”, suggère l’automne, dans le midi. “Une oie solitaire traverse le ciel en direction du sud au soleil couchant”, c’est l’automne encore, au déclin du jour. “La fumée s’élève de l’animal de jade jusqu’au plafond magnifiquement décoré”: nous pénétrons dans un palais. “Elle caresse avec nonchalance les cordes de son luth incrusté de nacre”, il s’agit d’une concubine. “Soudain, une corde s’émeut sous ses doigts parés de bijoux”: elle est nerveuse et lasse d’attendre la venue de son maître. Nous retrouvons là, sinon le thème, du moins la méthode de la quasi-totalité des poètes modernes de toute culture, qu’ils aient nom Pierre Reverdy ou Francis Jammes, Edwin Muir ou William Carlos Williams, Quasimodo ou Rilke, dans sa première, et à mon sens la meilleure, de ses manières.

Qui voit en Isaïe le plus grand des poètes religieux refusera d’accorder à Tou Fou la dignité d’écrivain religieux. Pour moi cependant, sa religion est la seule susceptible de survivre aux temps tumultueux que nous traversons. Elle ne peut être comprise et appréciée qu’en application de ce qu’Albert Schweitzer appelait le “respect de la vie”. Tout ce qui est, est saint. J’ai personnellement traduit en anglais un nombre considérable de vers de Tou Fou, et j’ai pu me pénétrer de sa poésie. Elle a fait de moi un homme meilleur; elle m’a permis d’affiner mes perceptions et, je voudrais en être sûr, d’améliorer mon travail de poète. “A quoi sert la poésie?”, se demandent esthètes et critiques. La poésie de Tou Fou est une réponse en actes, sans commentaires, à cette question superflue. Elle remplit d’entrée de jeu la mission que s’assigne l’oeuvre d’art.

 


Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de l’américain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.

Copyright Plein Chant 1991 pour l’édition française. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur et des traducteurs.

Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.


[Autres essais des Classiques revisités]

[Autres textes en français]

[REXROTH ARCHIVE]

  


HOME   INDEX   SEARCH


Bureau of Public Secrets, PO Box 1044, Berkeley CA 94701, USA
  www.bopsecrets.org   knabb@bopsecrets.org