B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

LES CLASSIQUES REVISITÉS (3)

 

Platon : La République
L’Anthologie grecque
Lucrèce : De la nature
Tite-Live : Histoire romaine
Jules César : La Guerre des Gaules
Pétrone : Le Satiricon

 


 

Platon : La République


Platon nous apprend, dans une lettre dont l’authenticité ne semble plus faire de doute, que la mise à mort de Socrate avait complètement bouleversé le cours de sa vie. Après cet événement, il décida de quitter Athènes pour se rendre auprès des cercles pythagoriciens d’Italie méridionale. Puis, déçu par le tyran de Syracuse dont il fut un temps le conseiller, il revint bientôt à Athènes. C’est là que, âgé d’une quarantaine d’années, il fonda l’Académie, son école de philosophie, et s’attacha à la rédaction de La République. Replacer cet ouvrage dans son contexte biographique permet de mieux cerner les intentions du plus illustre des disciples de Socrate.

Premièrement, La République n’est pas un traité pratique à l’usage des maîtres de l’État, à la différence de La Politique d’Aristote, du Prince et des Discours de Machiavel. Platon la concevait comme un modèle au sens mathématique de ce terme, comme la Forme Platonicienne de l’État Parfait, dont aucune république réelle ne pourrait jamais approcher l’absolue perfection — pas plus qu’une assiette ne saurait rivaliser avec la beauté du cercle d’Euclide. Deuxièmement, et cela sous l’influence sans doute de la science médicale de son temps, Platon s’y efforce de définir la justice dans la cité en plaçant les hommes dans le cadre social théoriquement le meilleur possible pour qu’ils acquièrent la sagessse et une pleine santé physique. Troisièmement enfin, le débat autour des institutions concerne principalement dans La République l’éducation des Gardiens de l’ordre nouveau, à savoir cette poignée d’aristocrates de l’esprit qui sont les seuls citoyens habilités à prendre des décisions. Les plus anciens commentateurs nous ont averti que La République devait se comprendre comme un modèle pédagogique, et non comme le projet de construction d’un État. Il convient donc finalement de lire ce livre comme un manifeste ou un tract, dans lequel Platon expose l’action éducative de l’Académie.

Considérée comme projet de réalisation pratique de l’État idéal, La République mérite, une à une, les critiques que ses ennemis lui ont décochées: conspiration ourdie par des aristocrates qui aimaient les jeunes gens; principal réservoir des idées captieuses où les États totalitaires puiseront de quoi se légitimer; description, sans une once d’humour, d’une société militarisée et divisée en trois castes: celle des producteurs, qui ont le droit de travailler et de se taire; celle de la police et de l’armée, qui exécutent sans réfléchir leurs devoirs; et chapeautant l’ensemble, celle des magistrats-philosophes qui consacrent leurs loisirs à l’étude de la géométrie et de l’astronomie. Toutes les douceurs de la vie sont proscrites de ce plan. Les poètes, et les activités ludiques, une fois que l’âge en est passé, sont exclus. Les jeux sont utilisés pour la manipulation des enfants, auxquels on apprend à rester à la place que leur assigne leur naissance. Assurément, Platon ne pouvait ignorer qu’une société organisée sur ce modèle serait irrespirable et ne résisterait pas huit jours.

Un second aspect du livre nous révèle la détresse que causa en Platon la condamnation à mort de son maître: La République prend l’exact contre-pied des positions du Socrate de l’Apologie. Nul doute que celui-ci n’aurait jamais pu vivre dans une société qui eût ressemblé de prés ou de loin (comme celle de Sparte, par exemple), à la cité idéale imaginée par Platon. Pour Socrate, les quatre vertus classiques sont les produits directs des contradictions et des conflits que suscitent dans la société les nouvelles valeurs, les nouveaux comportements. Elles sont les fruits de l’expérience quotidienne de l’homme sage selon Socrate, de l’homme responsable, capable de se diriger dans les idées et les moeurs de la ville. La République est contre le mode de vie urbain, contre son désordre: ce que Platon propose, c’est de restaurer la sécurité qui régnait dans l’ancienne société figée, en idéalisant les valeurs de l’ordre archaïque, antérieur à la démocratie.

La République fait penser de ce point de vue à une oeuvre cubiste. Platon a réorganisé les éléments de l’Apologie, comme le cubisme a décomposé et a recombiné des matériaux pré-existants. La cité rénovée est conçue selon une “symétrie dynamique”. Les vertus classiques de Socrate deviennent des représentations abstraites: on parle de la Justice, de la Pondération, du Courage, de la Piété, ou du Bien en soi, comme dans le modèle mathématique d’Euclide ou la mystique des nombres de Pythagore.

Certes, le Socrate de l’Apologie et le Platon de La République s’accordent à dire que la justice naît de l’éducation de l’âme. Mais là où ils divergent, c’est que l’âme pour le premier est le produit de l’expérience palpable, tandis que pour le second, elle est une sorte de Nombre d’Or spirituel, irradiant l’univers de sa beauté immuable. L’âme socratique vit dans une démocratie métaphysique; l’âme de Platon trône au sommet d’une hiérarchie de purs cristaux.

Platon a ressenti la condamnation à mort de Socrate comme une terrible victoire de la sottise et de la vulgarité sur l’intelligence, machinée par un gouvernement ennemi du bien. En réaction contre cette injustice, il a voulu énoncer dans La République des principes et des axiomes qui serviraient de rempart au sage contre la folie des écervelés. Socrate enseignait que la vie est un long apprentissage. Sa philosophie de l’éducation était la nôtre: permettre à tout homme de donner à sa vie un sens et une valeur aussi amples et profonds qu’il se peut. Or, vivre ainsi comporte des dangers. Platon, dans sa métaphore de l’éducation de l’âme, dans sa représentation de la paideia, a voulu bannir tout mouvement, toute nouveauté, tout changement. Ses magistrats-philosophes ont pour mission de faire barrage aux améliorations, d’empêcher les irruptions violentes et, par-dessus tout, d’assurer la sécurité.

S’il est un champ d’étude des comportements auquel les mathématiques sont inapplicables, c’est bien la politique. Le simple fait de tenir l’État pour un organisme vivant est générateur d’illusions mortelles. L’État, la société, la communauté: ce sont des grands mots pour désigner des hommes de chair et de sang, des êtres uniques. Les valeurs que se donne une société, la compréhension élémentaire des rapports de force qui la sous-tendent, proviennent de l’expérience; ce ne sont pas des présupposés antérieurs aux actes multiples des hommes. Il n’est pas de principes premiers. Que le Socrate historique ait cru ou non aux Formes platoniciennes, il est de fait que Platon lui prête une attitude dialectique, tirant ses convictions de la vie, dans Les Dialogues. Alors que dans La République, l’action politique dérive de formes éternelles, comme dans un manuel de logique. Ainsi fondée sur des syllogismes, la cité platonicienne ne tarderait pas à échapper à tout contrôle démocratique. Le seul espoir de ne pas voir les magistrats-philosophes en question s’ériger en despotes, reposerait sur leur compétence dans le maniement des idées, leur connaissance des mathématiques supérieures, miroirs des formes immuables du Bien, du Vrai, du Beau, avec des lettres majuscules.

La République entérine la principale illusion de Socrate: convenablement éduqué, l’homme choisit de faire le bien. Évidemment, ceux qui définissent le bien ne sont autres que les philosophes couronnés, en qui sagesse et pouvoir se conjuguent, et sont conséquemment à l’abri de l’erreur. Une fois encore, Platon n’était pas sans savoir que sa théorie de la cité idéale était impraticable. À la fin de sa longue discussion sur l’édification de la société nouvelle, dans laquelle se trouvent exposées toutes les notions clés de sa pensée, Platon, parlant au nom de “Socrate”, n’entrevoit aucune médiation, aucune transition entre l’idéal et la réalité. Il est contraint d’en revenir au Socrate apolitique qu’il nous a fait connaître dans l’Apologie. Les philosophes ne deviendront jamais des rois. Quand ils s’avisent de jouer avec le pouvoir, comme le fit Platon lui-même à Syracuse, ils se trahissent. La philosophie est une école du renoncement, et les philosophes une secte dont l’influence est proportionnelle à son détachement vis-à-vis du pouvoir. L’éducation peut servir d’intermédiaire entre l’idéal et le réel; mais ce programme n’est réalisable qu’à l’intérieur de l’Académie, dans cet environnement exceptionnellement favorable, où la seule vertu est la richesse qui se trouve dans le coeur de chacun, comme le Royaume de Dieu. Au bout du compte, Platon est amené à donner un contenu psychologique, intérieur, spirituel, à sa République. Il renonce à en faire un modèle politique et la transforme en un appel à une communauté fondée sur la fraternité spirituelle.

C’est au demeurant la fonction que l’ouvrage a remplie dans l’histoire. Partout où La République est passée dans les faits, elle a servi de caution idéologique à l’État, et a contribué à hisser au pouvoir la vulgarité même qui condamna Socrate à boire la ciguë. Là où le livre a été utilisé comme une oeuvre de fiction — le plus élaboré des mythes platoniciens —, il a renforcé le dévouement, éveillé la vocation de personnes responsables, et conforté la morale des êtres effacés et compétents qui sont les véritables garants de la société. Il a inspiré des théories et des expériences éducatives. Les serviteurs de l’État britannique, au XIXe siècle, qui avaient été formés à Eton avaient reçu une éducation héritée de La République. La règle de saint Benoît et le parti bolchevik à l’origine ne furent pas sans subir son influence. Mais partout où ce livre a servi de guide pour exercer le pouvoir — entre les mains de Calvin, de Robespierre, de Lénine ou de Mao —, il a engendré des monstres. Là où il a fait office de métaphore du dévouement auprès de ceux qui ne cherchent aucun pouvoir, le traité de Platon a exercé un rôle bénéfique.



 

L’Anthologie grecque


Chose méconnue, et que les érudits eux-mêmes s’arrêtent rarement à prendre en considération, quelques rayons d’une bibliothèque suffisent à contenir la totalité de la littérature grecque à laquelle notre civilisation est tellement redevable. Un lecteur exercé n’aurait aucun mal à lire l’ensemble en l’espace de deux années, et un hiver suffirait à un lecteur moyen pour découvrir les principales oeuvres de la littérature hellénique. D’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, un petit nombre de tragédies sont en notre possession. L’existence des autres tragiques n’est avérée que par leurs noms. Si le théâtre d’Aristophane a été bien conservé, de la Comédie Nouvelle qui lui succède, et dont dérivent la comédie latine et nos propres poètes comiques, nous n’avons reçu que certaines pièces fragmentaires de Ménandre. La poésie lyrique est plus clairsemée encore: Sapho nous a légué deux odes et divers morceaux épars. En définitive, nombre d’auteurs les plus importants ne nous sont connus que de réputation. La littérature grecque est à l’état de ruine, elle ressemble à l’Acropole. Et comme pour l’Acropole, seule en a survécu la partie monumentale, impersonnelle, “classique”. Tout laisse croire que les Grecs ont composé peu de poèmes intimes et que ce qu’il en reste a été réuni dans l’Anthologie.

Ce que nous appelons l’Anthologie grecque est un ensemble de collections d’épigrammes recensées à l’époque byzantine par le poète gréco-syrien Méléagre, qui n’a pas hésité à inclure dans ses quinze livres une quantité non négligeable de ses propres oeuvres. La presque totalité des poèmes de l’Anthologie sont des élégies composées sur le mode du distique, formule couramment utilisée à cette époque sur les monuments et les tombeaux. Une longue section est constituée d’épigrammes funèbres, gravées sur les tombes ou fictives, accompagnées d’ex-voto, d’éloges, ou de simples pastiches. Un second livre est fait d’épitaphes, et un troisième comprend des poèmes homosexuels d’une étonnante médiocrité. Enfin, on trouve dans les milliers de vers de l’Anthologie, des poèmes courts, déclamatoires et rhétoriques; des oeuvres d’épigrammistes chrétiens fort ennuyeuses et décidément inférieures tant aux hymnes byzantins qu’à la poésie latine médiévale; des oeuvres satiriques, des épigrammes au sens moderne du mot et, surtout, une collection de poèmes d’amour qui forment le noyau de la compilation de Méléagre.

La structure métrique et l’origine traditionnelle des meilleures de ces épigrammes, quel que soit leur genre, conditionnaient leur facture et leur contenu. Les inscriptions funéraires devaient être claires, rapides, poignantes, et simultanément exprimer la personnalité du défunt ou de ses proches. On pouvait ainsi lire sur une tombe à Corinthe: “Cette petite pierre, cher Sabinos, est le seul témoignage de notre grand amour. Tu me manques. J’espère que tu ne m’as pas oubliée après avoir bu les eaux offertes aux défunts”. Voici maintenant une épitaphe fictive: “A cet endroit se trouve la cabane de Kliton. Ceci est son carré de blé. Là, son modeste champ de vigne. Kliton a vécu ici pendant quatre-vingts ans”. Le poète le plus pur, le maître incontesté de l’épigramme fut Simonide, le rival de Pindare. Le célèbre poème qu’il composa pour immortaliser les guerriers de Sparte tombés devant l’envahisseur perse aux Thermopyles est probablement le plus beau dans son genre: “Étranger, va dire à Lacédémone que nous gisons ici par obéissance à ses lois.”

L’émotion qu’un tel poème soulève en nous se retrouve, en plus aiguë, en plus personnelle, dans une épitaphe, trop longue pour être entièrement donnée ici, celle que rédigea Méléagre en l’honneur d’Héliodora, sa maîtresse disparue. La délicatesse qui s’y fait jour rejoint celle de la poésie japonaise classique, et annonce celle du simple poème d’amour — un même sentiment entrainant une même forme d’expression: “Mon désir en soit témoin, je préférerais entendre les sons de ta voix que ceux de la lyre d’Apollon”. Palladas, le savant désillusionné, contemporain de la déchéance d’Alexandrie, pleure, lui, la dégradation de la civilisation grecque: “Nous les Grecs, nous voici traversant des jours maudits où la vie n’est plus qu’un songe. Est-ce nous qui sommes morts et croyons être en vie, ou la vie elle-même qui s’est retirée?”

Plus tard, durant la renaissance classique du règne de Justinien, l’officier de cour Paul le Silentiaire allait dédier à des courtisanes ce que nous appellerions aujourd’hui des élégies, gorgées de nostalgie devant l’impermanence de toute chose en ce monde et l’éphémère beauté des femmes. Paul n’a pas son équivalent dans la poésie grecque; seul Pétrone le Latin a su se montrer aussi réceptif que lui au sort de l’homme pris au piège de l’histoire. C’est donc plus d’un millénaire de poésie hellénique qui se trouve serré dans l’Anthologie, et qui nous permet de revivre l’histoire de la sensibilité des Grecs — depuis Sapho et la précision spontanée de sa poésie, sa glorieuse sensualité, jusqu’à la lassitude exprimée par les derniers disciples du paganisme religieux à Byzance et à Rome.

À quoi tient l’originalité de cette poésie? Qu’est-ce que la sensibilité païenne? Qu’est-ce qui a fini par se perdre? La réponse tient en un seul mot: la confiance. Les poètes classiques étaient sûrs d’eux. Ils avaient confiance dans leurs sens, dans leur corps, qui se mouvait dans l’air léger de la Grèce, dans leurs relations avec autrui. Ils savaient ce que sont la mort et l’amour, ils en avaient une conscience moins sophistiquée que la nôtre, nous autres héritiers du romantisme, nous autres enfants de la psychologie. Pour eux, la chair est la chair, l’infidélité est l’infidélité. Ce n’est pas plus compliqué que cela. La mort égale la mort. L’héroïsme égale l’héroïsme. Leur réponse est aussi directe que l’épigramme de Simonide aux Lacédémoniens, et elle en partage la douce ironie.

C’était une poésie saturée du “sens tragique de la vie”, réduite à son expression la plus simple et, du même coup, la plus déchirante: “Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie”. Et il s’est trouvé là assez de vitamines pour alimenter et stimuler deux mille ans de poésie élégiaque et lyrique. Dans la poésie de Ben Jonson ou d’Edmund Waller, dans celle de William Carlos Williams évoqant les prunes fraîches, les poulets blancs et les chats prudents, ou dans celle de Robert Desnos, se souvenant de sa bien-aimée tandis qu’il agonisait dans un camp de concentration, chaque fois, c’est la Grèce qui nous parle par la voix des meilleurs poètes. Même langue spontanée, même lutte frontale qui voit la beauté et l’amour se fracasser contre les écueils du Temps.

La simplicité de cet acquiescement au monde amène une confiance dans la vie (ou, plus exactement, dans le fait de vivre) que l’homme moderne trouble par des spéculations morales qui ne font qu’embrouiller la question et compromettre sa solution. La sensibilité païenne — grecque, chinoise ou japonaise — est étrangère à la morale. Le sentiment de mélancolie, qui passe dans l’oeuvre des derniers poètes de l’Anthologie et qui affecte celle de Méléagre, est aux antipodes de la mélancolie d’un Proust, ou même d’un Goethe. Il traduit une conscience beaucoup plus sombre, beaucoup plus obsédante, du destin final du bien, du vrai, du beau; du destin final du moi et de la civilisation. Paul le Silentiaire, courtisan de l’Empereur romain d’Orient, était bien sûr hanté par la recherche du temps perdu. Mais il eut tenu Proust pour un malade. Les spectres qui rôdent dans les poèmes tardifs de l’Anthologie sont dessinés avec autant de précision que les guerriers de Simonide ou les amoureuses de Sapho. De l’aube au déclin de leur civilisation, les Grecs n’ont cessé de voir clair. C’est une erreur de penser qu’une sensibilité obscure et compliquée permet de mieux appréhender la vie.

Celle-ci jaillit, dans sa complexité infinie, des plus purs, des plus simples poèmes de l’Anthologie, qu’il s’agisse d’épigrammes érotiques ou funèbres, de textes satiriques ou familiers. “Ôte ta robe et allonge-toi près de moi. La vie est brève”. “Passe la belle cruche faite de la terre qui m’a porté, de cette terre qu’à mon tour je porterai.” Simplicité trompeuse que celle-ci. Aussi trompeuse que les subtilités d’un Kierkegaard ou les tergiversations d’un Henry James, qui n’ont pas d’autre consistance que celle des signes sur la page d’imprimerie. La sensibilité moderne prétend épuiser le contenu de l’expérience. Le but des poètes de l’Anthologie était d’énoncer le fait brut, d’une manière si bouleversante qu’il puisse rester un printemps éternel — “Plus réel que la réalité, plus doré que l’or”, disait Sapho.



 

Lucrèce : De la nature


Il existe un certain style sublime qui évoque irrésistiblement pour nous la grandeur romaine. Comme la plupart des mythes véhiculés par la science morale, celui-ci recouvre beaucoup de fatuité et d’artifices de langage. Entre tous les écrivains latins, je ne vois que Lucrèce pour témoigner fidèlement de son esprit. Ce n’est ni sa cosmologie, ni sa théorie des atomes — qui constitue une philosophie naturelle cohérente, et que la science moderne, à quelques variantes près n’a pas reniée —, qui nous intéressent dans le De natura. Ce qui continue de nous émouvoir chez Lucrèce, c’est une fermeté de caractère et une magnanimité qu’il nous a appris à reconnaître comme spécifiquement romaines.

Reproche lui a été fait de contraindre sa poésie à exprimer une philosophie de la nature, et d’avoir négligé la morale et la logique de son maître, Épicure. Tout le contraire est vrai. Lorqu’il décrit soigneusement l’univers et son fonctionnement, Lucrèce ne poursuit qu’un objectif: mettre le lecteur en état de penser rationnellement et d’accepter la place qui est la sienne dans le monde.

Pour Lucrèce, le courage face à la vie relève d’un exercice quotidien et de notre capacité d’affronter la vérité. Il signe le caractère d’un homme; il est le contraire d’une pose que celui-ci adopte dans les heures où sa vie, ou les agréments qui s’y attachent, sont menacés. Être courageux pour lui, c’est être délivré de toute crainte — à commencer par celle de la mort —, et de la peur que nous inspirent les phénomènes naturels. Fait preuve de courage quiconque est libéré du désir, de son appétit pour des plaisirs inconséquents ou irréalisables, ainsi que de sa convoitise pour les biens d’autrui. Quiconque est libéré de l’idolâtrie, de la superstition, et de l’obscurantisme religieux, dont les tyrans savent jouer pour renforcer leur pouvoir (Lucrèce, on le voit, partage avec un autre matérialiste célèbre l’idée que la religion est l’opium du peuple). Quiconque, enfin est délivré de l’imposture généralisée: il est en effet le seul poète éminent à critiquer impitoyablement le Mensonge Social.

Voilà qui nous éloigne beaucoup d’Épicure, de sa santé chancelante, de son besoin de sécurité avant toute chose, et de sa position de neutralité envers l’Église et l’État. Épicure avait besoin du statu quo de la cité-État grec, qui avait été absorbé et rendu impuissant par les nouvelles empires helléniques. Sa morale, en définitive, était celle d’un parasite.

Lucrèce voulait forger des personnalités qui rayonneraient par leur liberté d’esprit. L’incomparable majesté de sa poésie est un bon indice de sa réussite. Sa méditation sur “l’absence de crainte” de la mort produit une des mélodies les plus impérieuses et solennelles de la littérature. Et même lorsqu’il aborde des sujets annexes, tels que la météorologie par exemple, il ne se départit jamais d’un ton impétueux, que vient tempérer le sens de la pudeur et une très vive intelligence.

Des pans entiers de la poésie latine nous sont gâchés par leur emphase. Les interminables soliloques qu’Ovide, pour ne citer que lui, confie à des jeunes filles éperdues d’amour, distillent un ennui radical. La rhétorique n’est certainement pas absente de la poésie de Lucrèce, mais elle est d’une essence inattendue. Quelle ferveur, en effet, et quelle soif de communication immédiate chez ce poète soi-disant impassible! Sa rhétorique est celle du détachement, c’est-à-dire d’un auteur qui travaille son style dans l’intention de le voir servir au mieux sa pensée.

Lucrèce précède de peu la réforme de la prosodie latine qui, forme et substance, imitera servilement l’art et les théories des poètes alexandrins. Le latin “classique” deviendra une langue non moins artificielle que le chinois littéraire. La poésie de Lucrèce n’a pas perdu sa fraîcheur archaïque, elle résonne encore des rythmes pré-helléniques. Sa langue est rustique. Le poète déplore sans relâche la pauvreté d’un lexique qui ne lui offre pas les termes dont il a besoin. Les aspérités de son style proviennent de l’inadéquation de son vocabulaire à une philosophie et à une expression hautement policées. Les images qu’il manie sont d’une clarté incisive — ce qui ne saurait se dire des autres Latins —, à mille lieues du sfumato, du côté allusif, de la poésie virgilienne. Adepte d’une morale axée sur le principe de plaisir et d’une philosophie matérialiste, Lucrèce s’est toujours efforcé d’aborder la vie sous l’angle des faits tangibles.

Poussé par un désir irrépressible de communiquer ses sentiments et par un grand besoin personnel de vérité, Lucrèce vivait aussi à une époque de dissensions extrêmement graves à l’intérieur de la société, une époque de guerres civiles, à laquelle ne résistait aucune amitié et qui méritait bien la maxime: “L’homme est un loup pour l’homme.” La violence désespérée des sentiments du poète, et la passion qu’il met à exprimer ses idées, plus véhémentes que celles des poèmes d’amour de Catulle, resteraient incompréhensibles si nous ne les replacions dans ce cadre historique. La conscience, unique en son temps, d’un terrible effondrement moral, sous-tend l’oeuvre de Lucrèce.

Il faudra attendre Abélard avant que réapparaisse une littérature d’idées aussi intrépide en langue latine — bien que saint Augustin et saint Ambroise, l’auteur des hymnes à la Lumière des Lumières, aient voulu eux aussi revenir à l’honnêteté de Lucrèce. Entre le poète du De natura et ces évêques qui précédèrent de peu l’Âge des Ténèbres, s’inscrit toute l’histoire de l’Empire romain.

La poésie de Lucrèce, semblable à une musculature tendue par l’effort, paraît se distordre et se nouer sous le travail de la langue. Mais ce qu’elle dit, et la manière dont elle le dit, demeure aussi limpide qu’il se peut. Le poète est parcimonieux dans ses métaphores; il semble penser que l’écrivain qui voit les choses en double, ne voit pas bien. Ce sont souvent les verbes qui portent ses images: “la maison rougeoie d’argent”; “l’été émaille de fleurs l’herbe des prairies” et il “brille d’argent et éclate d’or”; “au doigt des puissants, l’or de l’autorité scintille d’un éclat éphémère”; “les brebis paissent sur la colline, les légions repassent leurs manuels d’arme”; “la pourpre se fane quand l’étoffe est usée”; “la poussière danse dans un rayon de soleil”.

Selon Épicure, qui paraphrase Eschyle en l’affaiblissant, le plaisir “naît de l’équilibre du corps qui a atteint la sérénité dans l’absence de souffrances”; “le souvenir des plaisirs passés pénètre le sommeil des hommes et compense leurs douleurs présentes”. Autrement tonique et confiant nous paraît l’ascétisme de Lucréce, résolu à obtenir de la vie un maximum de félicité, avec la moindre dépense, ou la moindre déperdition possible, d’énergie vitale. L’idée de joie paraît étrangère à Épicure, tandis que Lucrèce jubile en nous expliquant les perturbations climatiques ou en décrivant l’anatomie animale. Il fut l’un des premiers penseurs, et est resté l’un des seuls, qui ont tellement aimé la vie qu’ils n’ont point redouté de mourir. Pourquoi craindre la mort puisqu’elle nous rend à l’état où nous étions avant de naître? C’est ce qu’on pourrait appeler, je présume, le paradoxe ultime de la sagesse.

Il convient de noter combien Lucrèce avec sa théorie des atomes est parvenu à combler les attentes fondamentales de la science grecque, qui étaient d’ “expliquer les phénomènes”. Bien qu’elle ait été élaborée, cela va sans dire, sans l’aide de microscopes ou de télescopes, ni aucun instrument de précision, et sans la possibilité d’en vérifier les hypothèses, elle reste largement valide de nos jours.

On a fait procès à Lucrèce, ainsi qu’à la science moderne, de confondre description et explication; de répondre au “comment”, mais de laisser le “pourquoi” en suspens. De sorte que sa philosophie, et avec elle tous les matérialismes, souffrirait d’irrationalité à la base. Cela n’est pas faux, mais qu’est-ce qui nous prouve qu’il y a une réponse au “pourquoi”?

Presque deux mille ans sécouleront avant que le progrès scientifique aboutisse à une vue plus juste de la nature que celle de Lucrèce. Ses atomes ne correspondent pas à la définition qui en est la nôtre, et moins encore à celle des molécules; mais ils se rapprochent de nos particules — des électrons, des protons, des neutrons et ainsi de suite. Lucrèce pense que ce sont des éléments peu différenciés, en nombre infini, qui se déplacent à une vitesse vertigineuse et tombent dans le vide. Les savants du XIXe siècle ont mis en doute la thèse de la déclinaison, ou clinamen, des atomes. Elle constitue pourtant aujourd’hui le fondement de notre théorie des particules. Les études en archéologie et en préhistoire ont de leur côté confirmé les intuitions de Lucrèce concernant l’histoire des sociétés humaines et l’anthropologie.

Sa psychologie a des accents singulièrement modernes. Il dénonce vigoureusement l’amour romantique et nous donne la première, et la meilleure, description qui soit de l’acedia, cette angoisse qui s’empare de nous vers le milieu du jour, la maladie du moi. Dans sa formidable invocation à Vénus, à l’existence de laquelle il ne croyait pas, Lucrèce atteint une sorte de mysticisme naturel, une vision de l’univers oscillant constamment entre création et néant: Vénus étreignant Mars; le yin s’opposant au yang, Shiva à Shakti. Lucrèce avait conscience de l’extrême urgence de son message. Il était convaincu que seule la connaissance de la nature des choses pouvait restaurer la civilisation dans sa dignité morale.

Lucrèce a échoué. Il fut peu goûté par ses successeurs, si ce n’est quelques poètes apparemment séduits par les qualités abstraites de sa poésie, qu’ils furent incapables d’imiter. Si Lucrèce avait eu des disciples, l’histoire de Rome en eût été modifiée. La nôtre aussi, par voie de conséquence.



 

Tite-Live : Histoire romaine


L’homme moyennement cultivé d’aujourd’hui ne soupçonne pas combien nous sommes mal renseignés sur la véritable religion des Romains. Chacun sait que les dieux et les déesses de Rome étaient d’origine hellénique. Ce qui est moins connu, c’est que les mythes et les légendes, auxquels ils sont associés dans notre esprit, nous ont été transmis au travers d’oeuvres composées au fil des siècles par des générations d’écrivains agnostiques. La religion des Romains, avant que les Immortels ne soient dotés par les Latins et les Étrusques de noms étrangers, et ne se voient assigner des lieux de résidence italiques, entretient une certaine parenté avec celle du Japon pré-bouddhique. Ses déités, ou numen, puissances sacrées sans forme personnelle, sans enveloppe corporelle, rappellent un peu les kami nippons: flottant dans l’air, rattachées à certains objets et à certaines places — pierres, arbres ou sources —, elles viennent visiter les hommes, ou la nature, lors des crises cycliques que les uns et les autres traversent. Le dieu Marmar, qui deviendra l’Arès romain sous le nom de Mars, est la personnification de rites agraires et saisonniers, davantage qu’une divinité à forme humaine. Le règne d’Auguste entame une révision de l’histoire et du mysticisme romains qui, là encore, rappelle la pseudo-renaissance shintoiste des XVIIe et XVIIIe siècles, avec l’avènement d’une littérature basée sur le sentiment national et le culte de l’empereur.

Les intellectuels de la cour d’Auguste s’employèrent à reconstruire un passé qui prit bientôt force d’histoire, et dont la véracité est couramment admise encore aujourd’hui. Cette restauration du fonds religieux primitif s’accompagna d’innovations importantes. On organisa de fastueuses cérémonies civiques, empruntant à une tradition imaginaire. De nouveaux sanctuaires et de nouveaux cultes, importés du Panthéon grec, furent érigés et consacrés à la première divinité que les Romains aient introduite depuis Hercule: l’Empereur en personne, le “divin Auguste”, connu sous le nom d’Octave dans sa jeunesse, alors qu’il n’était qu’un chef d’armée bouffi d’orgueil, mais génial.

Pour bien comprendre Tite-Live, il faut savoir que les premiers livres de sa monumentale histoire pourvoyaient, à maints égards, à la satisfaction religieuse des citoyens romains. La vie des Monarques, la fondation de la République, les premières luttes de classes, les exploits des héros légendaires, leur firent office d’Évangile. L’oeuvre de Tite-Live est un excellent exemple de mythe opérant. Nous n’avons aucun moyen de vérifier s’il y entre quoi que ce soit de juste, mais nous savons de science certaine que son auteur en a librement remanié plusieurs épisodes. Tendancieuses sont, par exemple, ses analyses de l’hégémonie étrusque et des conflits internes à la société. Orientées sont ses attitudes à l’égard des autres peuples italiques, à l’égard de la monarchie primitive, et de la religion hellénistique. Peu objective est sa glorification d’une bourgade barbare nommée Rome, entichée d’idéaux républicains au cours du dernier siècle de son histoire; et plus insidieusement fallacieuse, pour finir, est la noblesse de sentiment dont il revêt ses ancêtres et ses contemporains. Tite-Live n’a pu inventer les vertus toutes romaines dont il les pare. Simplement, elles furent celles de la Rome des dernières heures de la République, et d’un cercle très limité d’intellectuels.

Peut-on accuser Tite-Live de mentir pour autant? Les mythes échappent aux catégories du vrai et du faux. Ils sont crus ou non par les hommes. Ils les aident ou non à accomplir leurs desseins. C’est pourquoi Tite-Live est l’historien le plus efficace. Il a permis aux généraux, aux responsables, aux poètes, et aux orateurs de l’Empire de donner un sens à l’histoire de leur patrie. Au surplus, son catéchisme est resté agissant longtemps après la christianisation de Rome et la chute de l’Empire dans les ténèbres. Ses héros ont inspiré l’action du roi Théodoric, et ils ont soutenu Boèce, le sénateur et consul de ce même Théodoric, avant que celui-ci ne le fasse jeter en prison et exécuter. Gibbon, lorsqu’il voulut nous conter leur histoire, s’appuya, après tant d’autres, sur Tite-Live.

Partout dans le monde, dans le Paris de 1789 et dans l’Amérique du XVIIIe siècle, dans les jardins et sur les places publiques, nous retrouvons les statues des personnages de Tite-Live. En Angleterre, les grands patriotes et les chefs d’État sont représentés drapés dans la toge de Cinna ou ont revêtu l’armure d’Horace. Naguère encore, le pire des cancres pouvait réciter par coeur les passages des Chants héroïques de la Rome Antique imités de Tite-Live par Macaulay. C’étaient bien les seuls poèmes que les écoliers se réjouissaient d’apprendre, et la réussite de Macaulay tient à ceci que lui-même s’était conformé au modèle du parfait gentilhomme romain, tel qu’il est dessiné dans les pages de l’Histoire romaine.

Et quelle galerie de gentilshommes nous fait découvrir Tite-Live! Romulus, qui aurait pu être l’ancêtre de l’une des plus nobles familles de Virginie. Numa Pompilius, le roi pieux dont la dignité aurait pu rendre jaloux l’archevêque Laud. Tarquin le Superbe; Tanaquil, souveraine fourbe; Coriolan; Mucius Scaevola; Maulius. Et enfin, les sinistres Étrusques — qui tiennent le rôle des méchants, habituellement interprété par Eric Von Stroheim. L’efficacité de Tite-Live vient de ce qu’il a su inventer des mythes criants de vérité. Que les historiens du XIXe siècle les aient confondus avec la réalité historique ne lui ôte aucun de ses mérites, tant s’en faut.

Les informations anthropologiques de Tite-Live paraissent assez dignes de foi. Ainsi du lien qu’il établit entre Rome, Troie et le Levant. Ainsi des premiers peuplements qu’il situe dans la région des marais, non loin de l’endroit où “Hercule fit traverser à gué les troupeaux de boeufs de Geryon”. Ainsi de l’anecdote des enfants allaités par une louve; de celle des jeunes gens engloutis par une crevasse après un tremblement de terre; de l’enlèvement des femmes; de l’entretien du feu par les Vestales; des danses rituelles des prêtres armés de pied en cap; de l’existence d’un personnage appelé le pontife, à demi médecin, à demi mage; de l’existence également de créatures étranges, comme le cheval de Neptune; de celle, encore, d’un dieu du ciel à peine personnalisé, comparable à celui des Chinois et qui s’adresse aux humains par l’intermédiaire des oiseaux et des éclairs; de celle de Quirinus, des dieux lares, des pénates; de celle, enfin, de la sorcière qui gardait une source — qui devint l’amante du roi Numa, et lui enseigna l’art de gouverner. Rien de cela ne correspond à l’image que l’on se fait des origines helléniques de Rome, de celle, du moins, de la Grèce historique. Mais il est vrai que la civilisation classique avait amorcé son déclin longtemps avant que Rome ne naisse à l’histoire.

C’est Tite-Live, et non Virgile, le véritable conteur épique de Rome. Son histoire remonte au premier Âge de Fer, comme L’Iliade et L’Odyssée remontent aux origines de l’Âge de Bronze, et L’Épopée de Gilgamesh au néolithique. Entre-temps, l’économie et l’organisation sociale auront été bouleversées. Les héros épiques de Tite-Live ne font plus la guerre sur des chars; ils sont à la tête d’une infanterie lourdement équipée, et commandent à une cavalerie formée de combattants issus de la noblesse. C’est la première apparition du chevalier dans l’histoire. Il remplace le prince et ses javelots. Très probablement, cette culture provinciale du premier Âge de Fer l’emportait en sauvagerie sur toutes les horreurs décrites dans le Chant des Nibelungen ou dans les sagas nordiques, et ressemblait aux sociétés qui donnèrent naissance aux épopées russes.

Cette culture d’hommes des bois, Tite-Live l’a peuplée d’aristocrates, conformes à l’idée que ses contemporains se faisaient d’eux-memes. Mais avec quelle force de conviction! A tel point que, chaque fois que l’histoire en a besoin, elle va se servir dans l’oeuvre de Tite-Live. Le rapprochement va peut-être détonner, mais aussi bien Corneille que Henry Adams ont pris chez lui leur définition de l’âme noble.



 

Jules César : La Guerre des Gaules


Je ne connais pas un seul professeur de latin qui ne soit prêt à convenir en privé que La Guerre des Gaules est l’ouvrage le moins adapté qui soit à l’apprentissage de cet idiome. La prose de César est d’une simplicité et d’une clarté exemplaires... pour qui lit déjà couramment dans le texte. Cependant César fait en vérité un usage peu commun — je dirais: entièrement personnel — de sa langue. Il est l’un des hommes de lettres les plus compétents de la littérature. Son vocabulaire, dès lors que l’on a une connaissance moyenne du latin, ne laisse place a aucune erreur d’interprétation. Mais son style nerveux, plein de surprises, est délibérément imprévu. Sur la page, sa syntaxe paraît proche de celle de la langue parlée. Or, ses phrases sont impossibles à lire à voix haute, comme celles d’Hemingway. Malgré les tournures singulières qu’il emploie, César n’est pas un écrivain moins soigneux que Racine ou Pope, dont la simplicité appartient, elle aussi, à la légende. Lire La Guerre des Gaules en latin, pour ceux qui ont eu la chance — je sais qu’ils ne sont pas nombreux — de ne pas en avoir été dégoûtés en classe, donne l’impression qu’on est en train de chevaucher une monture fougueuse, mais qui ne s’emballe jamais. Jules César n’a pas son équivalent, ni chez les Latins, ni dans aucune autre culture. Ses mémoires ne sauraient donc combler l’attente des lycéens, ni même fournir une bonne introduction à la littérature latine.

Ce que nous devinons de César, derrière l’objectivité de sa prose, laisse apparaître un homme d’une rare maturité. La Guerre des Gaules et La Guerre civile recèlent, magistralement abritée des regards, une philosophie des rapports humains que seules des personnes mûres peuvent comprendre, et qui est par elles seules visible. Bien entendu, le fait de dissimuler ainsi sa philosophie est en soi un des facteurs clé de maturité. On a pu dire d’une telle manière d’écrire qu’elle était dépourvue d’artifice, ce qui est entièrement faux. Il serait plus exact de dire que les trois livres de César que nous avons sont des manifestes contre l’emphase de Cicéron et de Tite-Live. “Le style, c’est l’homme”, jamais écrivain n’a mieux illustré ce mot. César s’est montré dans sa vie l’égal de ce qu’il a écrit.

Méfions-nous des jugements post festum: César ne pouvait prévoir l’avènement de l’Empire, ni le principat d’Auguste, le règne de Dioclétien, ou l’Empire byzantin. Dans son action historique, il se révéla un brillant improvisateur. Sa prose, ses conquêtes, son despotisme, sont trois facettes d’une même personnalité.

A chaque page de La Guerre des Gaules, César, tel un joueur de billard, fait s’entrechoquer noms et adjectifs, avec des effets de trajectoire voulus. Ses adjectifs sont peu nombreux. Ils servent principaIement à fixer les noms en place. Se rapportant directement aux verbes, tous les adverbes sont d’action. Une prose aussi irritable, dans l’acception physiologique du mot, manque ordinairement de continuité, la précision des détails nuisant à l’effet d’ensemble. Ici, il n’en est rien. Des éléments linguistiques tout simples décrivent sous nos yeux les mouvements rapides et élaborés des campagnes militaires dont ils font le récit.

Le contexte stratégique de la guerre des Gaules et la guerre civile est le reflet de la situation sociale d’une période de transition: la République cédant la place à l’Empire. Le règne de César expérimenta une crise permanente des institutions. Des incendies politiques et sociaux se déclenchaient de tous côtés. Ses écrits font apparaître une époque dominée par un présupposé irrationnel beaucoup plus fort que toute résolution consciente: Rome était en train de renoncer à la libertas (mot auquel on a fait tout dire et son contraire), pour se soumettre à l’autorité d’un seul.

Les institutions politiques que s’était données la cité-État romaine avaient fait leur temps. Mais c’est parce qu’elles ne disparurent jamais complètement que Rome évita de sombrer dans le despotisme absolu. Les annales de la République, comme l’ont fait observer certains spécialistes, sont remplies des pétitions du Sénat. Mais ce sont les Sénateurs qui osèrent affronter Dioclétien et Constantin. C’est le Sénat qui, dans les siècles barbares, combattit Théodoric. Lorsqu’ils furent colonisés par les Romains, les habitants des îles bretonnes se considéraient comme citoyens d’une grande cité. Et le féodalisme n’a pu naître en Gaule qu’en s’inspirant de l’oligarchie qui commençait à vaciller à Rome.

En se lançant dans des guerres de conquête, César ne briguait pas le poste de monarque tyrannique, sur le mode oriental ou hellénistique. Il aspirait à un dépassement et à une universalisation du système qui avait gouverné la péninsule pendant les cent cinquante dernières années. Les improvisations de César ont permis le passage de la République à l’Empire. La Guerre des Gaules et La Guerre civile font la chronique de l’extension des nouvelles institutions romaines à la Bretagne et aux territoires germaniques, jusqu’aux frontières de l’Égypte et de l’Asie Mineure. Cette universalisation de la cité romaine ne se compare pas, une fois encore, avec le vieil et familier impérialisme des ligues grecques qui, courant d’échec en échec, n’avait rapporté que des ennuis au monde hellénique.

De nos jours, le style subjectif et maniéré en littérature est tombé dans le discrédit à peu près partout. Les récits de Jules César devraient avoir du succès, qui sont d’une sobriété exemplaire. Leur auteur n’a d’égard que pour la conduite de l’action. C’est elle qui sert de révélateur aux tempéraments et aux personnalités. Le lecteur ignore le plus souvent les plans de bataille. Il ne les découvrira qu’à l’issue des hostilités, en même temps que victoire ou défaite vaudront louanges ou blâmes. César n’a pas l’objectivité impassible de l’observateur scientifique. Il est tout bonnement un écrivain d’une prodigieuse adresse. Le mémorialiste se joue de son lecteur, comme le chef d’armée s’est joué des Allobroges.

Dans le feu de l’action, nous croisons une multitude de personnages. Il s’agit la plupart du temps d’officiers, dont le narrateur ne cite que le nom, mais qui sont frappants de vie. Nous faisons la connaissance de Sabinus qui, dupé par l’ennemi, perd la vie devant nous. Celle de Cotta, le soldat blessé, à qui la souffrance n’arrache pas une plainte. Celle de généraux consciencieux veillant, tel Marcus Cicéron, sur les hommes qui leur ont été confiés. Et César rapporte des dizaines de scènes relatives à la bravoure des simples soldats. Comme celle de ce porte-étendard de la Xe légion qui foula le premier la terre bretonne pour exhorter ses camarades au courage. Ou bien celle de Piso qui se sacrifia devant la cavalerie germanique pour sauver son frère, lequel refusa de lui survivre. Ou encore l’aventure de Titus Balventius qui continua le combat malgré les lances qui lui transperçaient les cuisses, comme le héros de la “Ballade de la bataille de Chevy Chase”. Tous ces petits tableaux, dessinés en quelques courtes phrases, donnent beaucoup de relief à ces hommes que César avait personnellement connus.

Ces minces anecdotes, qui souvent n’ont pas de lien direct avec les hauts faits des conquêtes romaines, constituent ce que César lui-même appelle les “hasards de la guerre”. Nulle déité capricieuse, nul destin impitoyable, ne se dissimulent derrière cette expression. Le hasard dont il est question est complètement sécularisé et dépersonnalisé — ce que nous nommerions en somme la chance. Jules César est l’un des esprits les plus laïques qui fut. Ses batailles ne sont pas menées par des héros transcendants, mais par de simples mortels qui ont nom Labienus, Vercingétorix, ou Pompée, et à qui leurs actes ont valu la gloire.

Le pire tort que l’on puisse faire aux livres de César est de les transformer en manuels scolaires. Il est bien le dernier écrivain dont on doive décortiquer les textes page à page. Il convient de les lire comme ils ont été écrits: à toute allure. La lecture de La Guerre des Gaules, un verre de porto à la main, accompagné d’une généreuse part d’un bon fromage et de quelques biscuits, réclame deux bonnes soirées. Prévoyez une nuit pour dévorer La Guerre civile.



 

Pétrone : Le Satiricon


Pétrone occupait ses jours à dormir, et ses nuits, il les consacrait à ses fonctions officielles ou à ses divertissements. Ses moeurs dissolues firent de lui un homme célèbre, comme d’autres obtinrent le renom pour une vie d’activité et de sueur. Son époque ne le tenait pas pour un vulgaire débauché, mais pour un fin libertin à qui son imprudente liberté de langage, qui passait pour de la franchise, valut la faveur populaire. Lorsqu’il fut nommé gouverneur de province et, plus tard, lorsqu’il occupa le poste de consul, il se montra énergique et compétent dans la direction des affaires. Revenu à sa vie licencieuse, il devint bientôt l’un des intimes de Néron, l’intendant de ses plaisirs, arbitre suprême en matière de goût — arbiter elegantiae —, pour qui le luxe était l’un des beaux-arts.

Victime de la jalousie de Tigellin, le favori de l’Empereur, Pétrone, disgrâcié, dut se donner la mort en choisissant un suicide en accord avec la façon dont il avait vécu. Il opta pour la méthode lente: après s’être ouvert les veines, il se banda les poignets et partit s’entretenir de la pluie et du beau temps avec ses amis. Ensuite, il s’offrit un diner fastueux, qui fut suivi d’un petit somme. Loin d’encenser l’Empereur et Tigellin dans le testament qu’exigeait la coutume, il rédigea à la place un document cacheté et adressé à Neron, dans lequel il dénonçait les abominations du tyran et de ses complices. Avant son dernier soupir, Pétrone prît la précaution de briser un vase de grande valeur qu’il possédait, afin d’éviter que l’objet précieux ne tombât entre les mains de l’Empereur.

C’est ainsi que l’historien romain Tacite retrace, dans une miniature d’une incroyable candeur, le portrait d’un certain Gaius Petronius. La tradition veut que celui-ci soit l’auteur du Satiricon, le premier et le meilleur de tous les récits picaresques. Elle veut également que nous n’en ayons conservé que les livres XV et XVI, accompagnés de divers autres fragments. Ledit Pétrone se voit enfin attribuer la paternité, sans plus de preuve qu’un style insurpassé dans la littérature latine, d’un certain nombre de poèmes. Si Le Satiricon doit son statut de chef-d’oeuvre de la littérature paillarde aux extraits mutilés qui nous sont conservés de lui, quelle réputation lui auraient valu les vingt-quatre livres qui formaient l’oeuvre originale?

Le Satiricon complet aurait sans doute détrôné Don Quichotte de la place suprême qu’il occupe dans le roman occidental. Hélas, nous ne pourrons jamais en lire que deux passages principaux: une suite d’aventures chaotiques qui se déroulent dans des bouges et d’autres lieux interlopes du pourtour méditerranéen — lesquels ont fort peu changé depuis Pétrone —, et la description d’un festin offert par un certain Trimalchion, ancien esclave affranchi ayant fait fortune, être rèpugnant de vulgarité.

Comme L’Iliade, comme L’Énéide et, plus tard, L’Âne d’or (dont Le Satiricon est peut-être l’une des sources), et surtout comme L’Odyssée, le roman de Pétrone conte l’épopée d’un héros opiniâtre, poursuivi par le courroux d’une divinité assoiffée de vengeance. Mais le dieu concerné n’est autre que Priape, celui dont la statue, dotée d’un énorme phallus, décorait les jardins, les couches nuptiales et les maisons closes en Grèce et à Rome.

Sous le coup de la malédiction divine, Encolpe, le héros en question, voit son impuissance sexuelle s’opposer à toutes ses tentatives et à toutes ses expériences. Dès qu’une occasion se présente à lui, Priape, qui a été offensé, le châtie à l’endroit le plus sacré de sa personne, à l’image de Poséidon punissant Ulysse en déchaînant les flots contre lui. Encolpe et ses amis sont des marginaux, des chômeurs, des voyous, des intellectuels en rupture de ban. Pétrone a été le premier à introduire de tels personnages dans la littérature. Après lui, nous les retrouverons dans tous les romans picaresques. Les comparses de Sur la route, le livre de Kerouac, qui ne possède pas la lucidité, l’ironie, la maîtrise, qui se font jour dans Le Satiricon, sont néanmoins issus de cette frange sociale.

Ce qui signale par-dessus tout Le Satiricon est l’exceptionnelle richesse de sa langue. Toute la littérature gréco-romaine y est récapitulée et parodiée. Son unité provient d’un charme spécifique, qui court d’un tableau à l’autre, et a fait attribuer à Pétrone les poèmes mineurs et les textes lacunaires dont nous parlions. Un timbre mélancolique et inoubliable s’en dégage. Pour le caractériser, les Romains disposaient de l’expression appropriée: tristia post coitum.

L’écriture de Pétrone est pénétrée, comme un organisme que le sang irrigue et alimente, d’une tristesse indéfinissable, qui envahit l’oeuvre, l’obsède, et semble tenir pour impossible tout accomplissement individuel. Il est écartelé entre sa nostalgie de l’ordure et son aspiration à l’extase. Le Satiricon dépasse la formule traditionnelle de la comédie classique, avec sa cascade obligée de catastrophes et de scandales, qui s’abattent sur des créatures absurdes et grossières. Son art nous atteint personnellement, nous ses lecteurs, de la même manière qu’une tragédie nous engage. Le Satiricon résonne de tumulte, de gros rires, de vociférations, et d’agitation. Mais derrière ce tohu-bohu, il laisse entendre une longue note lancinante, qui nous remet en mémoire la vanité de l’existence humaine.

Bien qu’il ne fût pas lui-même un philistin, Néron a été le premier empereur romain à s’entourer de conseillers esthétiques, d’ “ingénieurs du goût”, selon l’excellente expression de David Riesman. Son premier mentor, du temps de sa jeunesse, avait été Sénèque, le philosophe qui prenait la pose du stoïcien, l’un des pires hypocrites que l’histoire ait porté, auteur de tragédies creuses ou, si l’on préfere, gonflées de suffisance et de fausseté. Pétrone, le second conseiller de Néron, figure un contre-Sénèque. C’était un expert lui aussi dans l’art de la rhétorique. Mais il n’ignorait pas que les fleurs du discours sont artificielles, et il prenait un malin plaisir à le faire savoir en les déchirant devant son lecteur. Contre l’armée des héros pompeux et stoïques de Sénèque, personnages de mélodrames absurdes, Pétrone l’épicurien déploie les troupes de ses canailles grotesques aux prises, comme beaucoup plus tard les Marx Brothers, avec l’absurdité tragique de la vie.

De Samuel Beckett à Charlie Chaplin, ils ne manquent pas ceux qui ont tenté de répondre par l’humour à ces éternelles interrogations: “Qui sommes-nous?”; “À quoi pouvons-nous croire?”; “Que pouvons-nous espérer?” “Que pouvons-nous faire?” Par sa verve comique et le mordant de son ironie, Pétrone les surpasse tous. Comment cela? demandera-t-on. Sans doute parce qu’il fut présent au monde comme aucun écrivain après lui.

L’ironie naît de l’expérience. L’expérience la plus étendue est le seul terreau suffisamment riche pour soutenir l’ironie qui nous permet de comprendre l’être. Les existentialistes peuvent parler tout leur soûl de la dérision ontologique. Le Satiricon, cette centaine de feuillets réchappés des bas-fonds de cinq civilisations méditerranéennes, est né d’une critique en actes du sens de la vie et de la destinée humaine. Son auteur a mis sa vision comique au centre de sa vie, et il semble avoir eu la prescience de sa propre fin telle que la rapporte Tacite. C’est ainsi en tous cas que Pétrone, le courtisan de Néron le plus au fait des choses de ce monde, aurait imaginé mourir.

 


Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de l’américain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.

Copyright Plein Chant 1991 pour l’édition française. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur et des traducteurs.

Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.


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