B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

LES CLASSIQUES REVISITÉS (1)

 

L’Épopée de Gilgamesh
Homère : L’Iliade
Homère : L’Odyssée
Le Livre de Job
Le Mahàbhàrata
Sapho : Poèmes

 



L’Épopée de Gilgamesh


L’oeuvre de fiction la plus ancienne qui nous soit restée pourrait fort bien s’avérer la première jamais écrite. L’Épopée de Gilgamesh a été composée à l’aube de la civilisation mésopotamienne. Gilgamesh était le cinquième souverain après le Déluge de la ville sumérienne d’Uruk. Sous son règne, trois millénaires environ avant Jésus-Christ, les Urukiens s’emparèrent des cités voisines, et formèrent ainsi ce que nous appellerions une petite nation. Pendant plus de deux mille ans, les civilisations du Proche-Orient ont fait de Gilgamesh leur héros épique. Il existe des versions de son histoire en plusieurs langues anciennes — hittite, hourite, cananéenne, sumérienne, assyrienne... —, et un faible écho de sa gloire résonne encore dans le Coran. Le texte le plus complet qui en existe provient de la bibliothèque constituée par le roi Assurbanipal, peu avant la destruction de Ninive, au VIIe siècle avant notre ère. L’épopée proprement dite semble avoir pris forme deux millénaires plus tôt. Compte tenu de la diversité des cultures et des langues parmi lesquelles le poème s’est propagé, étant donnée son ancienneté même, et la diffusion considérable qu’il a connue, on peut dire sans se tromper que L’Épopée de Gilgamesh est un des récits les plus populaires de la littérature universelle.

Ce qui n’est pas surprenant. Nous sommes en présence d’une oeuvre narrative très élaborée. Il ne s’agit pas d’un mythe, ni même d’une épopée, si l’on confère à ce mot son sens exact. Les aventures de Gilgamesh sont plus proches de celles d’un héros moderne, individualiste, que de celles que nous conte L’Iliade, par exemple. Ce genre de quête spirituelle, dans laquelle le héros cherche à s’accomplir et part à la découverte de sa personnalité, se retrouvera, inchangée, tout au long de l’histoire de l’imagination humaine. Ses personnages ont la force de symboles immuables. Sa modernité tient à ce qu’elle ressemble aux rêves de l’homme moderne.

Gilgamesh n’est pas un demi-dieu. Malgré son ascendance divine, malgré l’intérêt que lui portent les déités sumériennes, et en dépit du caractère merveilleux de ses exploits, il demeure un personnage aussi profane que Stephen Dedalus. Certains exégètes, il est vrai, n’ont pas hésité à voir dans les douze tablettes, ou chapitres, qui composent la version assyrienne une allusion aux douze maisons du Zodiaque, et en Gilgamesh le symbole du soleil parcourant le cycle de l’année. Pourquoi pas? Mais cette interprétation symbolique fait bon marché des problèmes tout humains auxquels Gilgamesh, ainsi, d’ailleurs, que le héros de James Joyce, se trouvent confrontés. On pourrait soutenir avec une égale pertinence que Tom Jones est un mythe solaire, puisque ce type de modèles symboliques semble soustendre l’imagination des hommes de tous les temps et de tous les lieux. Ce qui importe, c’est que Gilgamesh et Tom Jones soient des hommes.

Roi tyrannique, Gilgamesh a réuni trop de pouvoirs pour faire le bien de sa communauté. Il accapare les jeunes filles pour ses plaisirs, décime la jeunesse dans ses guerres, exténue les plus âgés dans la construction des murailles qui entourent Uruk. Tant et si bien que le peuple en appelle aux dieux, qui créent Enkidu, l’homme d’argile, l’homme des bois, afin qu’il serve d’exutoire à l’énergie débordante du souverain. Une courtisane est alors chargée d’initier Enkidu et de l’introduire à Uruk, où il défie Gilgamesh qui venait d’exiger le droit du seigneur auprès d’une jeune mariée. À l’issue du combat fabuleux qui les oppose, Enkidu est vaincu, et les anciens ennemis se jurent une amitié éternelle. Gilgamesh et lui partent pour la Forêt des Cèdres et affrontent Huwawa, le féroce gardien des arbres. Protégés par la déesse Ninsun, la mère de Gilgamesh, par Shamash, le dieu du soleil, aidés dans leur mission par la tempête, ils abattent le géant. De retour à Uruk, Gilgamesh repousse les avances de la grande déesse Ishtar qui est tombée amoureuse de lui; offensée, la déesse obtient de son père qu’il lance un Taureau Céleste contre les deux guerriers pour sa vengeance. Mais les deux amis tuent le monstre, arrachent son coeur pour l’offrir au dieu du soleil et sa cuisse, Enkidu la jette au visage d’lshtar. Courroucés, les dieux décrètent la mort de l’un des deux champions — beaucoup plus en représailles contre le meurtre d’Huwawa, la mort du Taureau Céleste, et la violence faite aux cèdres sacrés, que pour laver l’affront subit par Ishtar. Enkidu est donc frappé d’un mal fatal, et les lamentations de Gilgamesh sur la dépouille de son ami sont les moments les plus déchirants du poème.

Gilgamesh, hanté par la mort d’Enkidu, décide alors de parcourir le monde en quête de l’immortalité. Il rencontre Utnapishtim, le héros rescapé du Déluge, qui réside à l’autre bout du monde, dans le Jardin du Soleil. Utnapishtim révèle à Gilgamesh que les dieux se sont adjugé la vie éternelle et qu’aux hommes, ils ont réservé la mort. Il conte ensuite le récit du Déluge, qui recoupe l’histoire de Noé dans la Bible, et démontre à Gilgamesh que si les hommes ne peuvent dominer le sommeil, ils sont moins encore les maîtres de leurs jours. Néanmoins, Utnapishtim, apitoyé, apprend à Gilgamesh l’existence de l’herbe de Jouvence : le héros parvient à s’emparer de la plante qui restitue la jeunesse mais, harassé de fatigue, il se la laisse dérober par un serpent.

Gilgamesh est enfin de retour dans son royaume, conscient d’avoir perdu l’éternité. Il a appris que les temples et les jardins qui cernent sa ville sont les seules formes d’immortalité auxquelles il puisse prétendre. Et lorsqu’il s’éteint, les Urukiens pleurent sa perte. Mais Gilgamesh ne s’était pas trompé: au XXe siècle, des archéologues ont mis à jour les vestiges des murailles d’Uruk, et d’autres ont découvert, à plusieurs milliers de kilomètres de là, à Sutton Hoo, sur les côtes de la mer du Nord, un bijou gravé à l’effigie du roi de Sumer en train d’étrangler deux lions.

L’Épopée de Gilgamesh a conservé sur nous un grand pouvoir d’émotion en raison de son style poétique, qui ne repose pas sur la rime et la métrique, mais sur des éléments prosodiques facilement transposables. Dans les différentes versions originales, parallélismes et oppositions, phrases longues et brèves, alternent avec un art consommé. Ce sont des propriétés que L’Épopée de Gilgamesh partage avec une bonne partie de la poésie venue d’Asie Mineure, spécialement les Psaumes, Le Cantique des cantiques et les autres textes poétiques et sapientaux de l’Ancien Testament, tel que le Cantique de Deborah dans le Livre des Juges.

Ce poème majestueux, dont les mots ressemblent à ceux d’un chant rituel, est l’expression directe d’une attitude universelle et invariable devant l’humaine condition. L’absurdité de la vie et de la mort; la mélancolie des héros; les regrets de ce qui a été manqué; et la nostalgie d’une impossible perfection, n’étaient pas moins lourds de sens il y a cinq mille ans qu’aujourd’hui. Nous les admirons dans les vitrines de nos musées ces Sumériens à la tête ronde, aux cheveux frisés, aux yeux et aux nez immenses. Ils ont des mains replètes, croisées sur des bustes pansus. Ils portent des parures que l’on dirait faites de feuillages ou de plumes. Nous sentons, à lire le regard qu’ils portent sur nous, qu’ils étaient conscients de l’impuissance de l’amour et de l’omnipotence de la mort. Ils savaient que les femmes folles de passion conduisent les hommes à leur perte. Ils savaient que rien ne dure, que le souvenir des hauts faits s’efface et que les murs des empires sont à peine plus résistants que la mémoire. Ces hommes savaient que le sens de la vie peut nous être révélé, non pas expliqué, et que quiconque reste en deçà de ces vérités essentielles ne peut s’accomplir. Le premier récit de la littérature universelle est aussi celui dans lequel, avec Gilgamesh, l’homme émerge à la conscience de soi. Celle-ci revêtira, durant les quatre mille ans de création littéraire qui suivront, des formes renouvelées et parfois plus habiles. Mais, dans sa réalité et sa substance, elle ne variera plus.

 



Homère : L’Iliade


Les commentateurs les plus compétents sont toujours tombés d’accord pour affirmer que la littérature occidentale avait atteint d’entrée de jeu la perfection. Ce simple fait en dit long sur la nature de l’esprit humain et sur le rôle des oeuvres d’art, et la critique n’a fait ici qu’entériner l’appréciation du grand public puisque, à vingt-cinq siècles de distance, Homère soutient la comparaison sur les listes des meilleures ventes avec les livres policiers et les documents d’actualité.

Sans doute les Américains d’aujourd’hui sont-ils les héritiers de l’Antiquité classique. Mais la civilisation a tout de même connu des bouleversements depuis les temps homériques. L’employé de bureau qui lit Homère dans le métro n’est qu’un lointain descendant des héros grecs et de l’auditoire du poète. Pourquoi deux épopées qui chantent la vie de la Grèce archaïque continuent-elles d’exercer une telle séduction sur nous?

Au XIXe siècle, il était de bon ton de nier l’existence historique d’Homère et de considérer L’Iliade et L’Odyssée comme une collection de contes indépendants, nés du génie populaire. L’accueil réservé aux deux oeuvres par les lecteurs depuis des siècles fournit la meilleure réfutation de cette thèse. Si L’Iliade et L’Odyssée ont trouvé des lecteurs parmi des générations aussi nombreuses que variées, c’est parce qu’elles sont des oeuvres homogènes, intéressant l’expérience humaine universelle, et l’exprimant avec une profondeur de vue, une ampleur, et une force, qui n’ont pas d’autre exemple. L’acuité du regard et la composition de ces deux poèmes ne peuvent émaner que du savoir-faire d’une seule personne, au talent complet.

Les interminables querelles autour de l’auteur véritable de L’Iliade, et l’importance exagérée qu’elles accordent à des considérations annexes, nous font souvent négliger l’essentiel. Le poème d’Homère est une tragédie en bonne et due forme, imprégnée du sentiment tragique de la vie et dans lequel se déchaîne un destin aussi inflexible que celui qui poursuit Oreste ou Macbeth. L’Iliade est même une double tragédie, puisque Achille et les Grecs, ainsi que Hector et les Troyens, se trouvent dans des situations parallèles et qui se mettent mutuellement en relief. Les sympathies du lecteur moderne ne vont pas aux Achéens, présentés comme une troupe de soudards hargneux, mais aux habitants de Troie, que le poète dépeint sous les dehors de citoyens unis, membres d’une même famille, vivant sous l’aile protectrice de la cité-Etat.

Homère, rejoignant la majorité des conteurs épiques (d’Irlande, d’Islande ou germaniques) tient que les valeurs héroïques sont fondamentalement nuisibles à l’ordre social et, plus encore, à la communauté humaine. Le destin tragique des Grecs est pour lui inscrit dans les vertus mêmes qu’ils vénèrent. Dans l’épisode où Achille boude sous sa tente parce qu’Agamemnon lui a ravi la femme qu’il s’était choisie, Homère nous montre que cette dispute ne laisse présager rien de bon. La violence couve sous la discorde. La violence, les Grecs ne la prisent pas pour elle-même, mais il apparaît que toutes les valeurs auxquelles ils vouent leur admiration — c’est-à-dire la magnanimité, l’orgueil et la puissance, le prestige et la bravoure de chefs de clans sauvages — n’ont de chance de s’épanouir que dans des contextes violents, et ont constamment besoin de s’alimenter à cette source. La faillite de ces valeurs engendre chez les Achéens un sentiment de honte, qui rend lui-même bientôt impossible l’exercice du pouvoir et engendre, par ricochet, la défaite militaire.

De l’autre côté des remparts, les Troyens agissent dans l’ordre et la dignité. Aucun n’approuve le crime de Pâris; mais celui-ci appartient à la famille royale de Troie, à laquelle tous les citoyens se sentent liés. Ils choisissent donc d’assumer collectivement la culpabilité de Pâris. À l’arrivée de l’armée grecque sous leurs remparts, ils auraient pu décider de répudier Hélène et son amant et mettre ainsi fin au siège de la ville. Lorsque commence L’Iliade, Troie est cernée depuis dix ans. Tandis que les Achéens sont au bord de l’épuisement moral, la solidarité des assiégés ne fait que se renforcer dans la conscience collective qu’ils ont prise de leur destin. “Le sort le plus enviable, dit Hector, est de combattre pour notre pays.” Ce qui signifie dans l’esprit d’Homère, que les guerriers grecs qui se battent pour des raisons individuelles, pour affirmer leur courage et étancher leur soif de gloire, sont moins vertueux que les habitants de Troie.

Les armées grecque et troyenne ne sont pas les seules protagonistes de cette tragédie. Oublierions-nous la place qu’y occupe une trolsieme communauté, celle des Immortels qui vivent au sommet de l’Olympe? Dans la littérature pléthorique consacrée à l’étude des textes homériques, il n’est jamais fait mention ni de ce personnage, ni d’un quelconque modèle terrestre sur lequel Homère aurait pu calquer sa société divine. La cour de Zeus ressemble à s’y méprendre, en vérité, à celle des grands empires égyptien, babylonien ou perse. Après Homère, la société grecque allait lutter pendant plusieurs siècles pour se débarrasser à la fois des tyrans et de leur cour. Les Grecs de la période classique virent dans les dictateurs perses ou égyptiens, ainsi que dans leurs imitateurs dans le monde colonial grec, des despotes futiles et dangereux, dirigeant la société non dans le respect des principes communautaires, mais selon les caprices de ce que nous nommerions une coterie de personnages illustres.

Par le truchement des Grecs, des Troyens et des divinités de l’Olympe, Homère nous présente les trois principales formes d’organisation politique de l’Âge héroïque — une période qui, à quatre siècles de là, devait lui paraître aussi distante que la sienne l’est de nous aujourd’hui: d’abord, la horde primitive des guerriers barbares; puis, la cité-État de l’Âge de Bronze, antérieure à la Grèce; la cour impériale, enfin. Les hommes et les divinités appartiennent à deux espèces bien tranchées. Conçus comme les répliques célestes des courtisans raffinés du Roi des Rois de Perse, Homère voit aussi dans les dieux les symboles des forces naturelles et des puissances ténébreuses qui travaillent la psyché humaine. Dans ce rôle, comme dans les autres, les déités se révèlent des créatures inconsistantes, menaçantes et imprévisibles.

S’il arrive qu’il fasse preuve de déférence à leur égard, envers Zeus en particulier, Homère n’emploie toutefois que des formules conventionnelles, sans contenu senti. Pour lui, les autorités divines ne sont aucunement les dépositaires des valeurs morales, contrairement à ce qui vaudra pour les juifs, les musulmans et les chrétiens. Dans son épopée, la conscience ne peut naître que des relations des hommes entre eux. Deux systèmes sont mis en balance: la chevalerie épique de l’Âge héroïque, personnifiée par les Grecs, contre la communauté des Troyens, dans laquelle prévaut le respect mutuel et la responsabilité de chacun. Tout le bien et le mal consigné dans L’Iliade est réductible aux dilemmes, aux choix et aux tragédies, auxquels se heurtent les hommes. Quant aux Immortels, ce sont les agents du hasard, du destin, de la fatalité, dotés d’une conscience morale à peu près aussi équitable que la roulette des casinos.

On lit Homère depuis presque trois mille ans, et s’il nous émeut encore aujourd’hui, c’est parce qu’il présente l’homme égaré dans une obscurité indifférente et, en même temps, seul espoir de lumière pour son compagnon. Homère voit dans cette solidarité l’unique source d’ordre. Il a bâti cette architecture d’une force insurpassable qu’est L’Iliade, autour d’une telle conception de la condition humaine.

Chaque fois que je relis son poème, pour apprécier quelque nouvelle traduction du texte, ou pour me ressourcer à la sombre splendeur du grec, je ressors de ma lecture convaincu, comme peut convaincre l’expérience de toute une existence, que je viens de découvrir, au-delà de toute littérature, le véritable sens de la vie. D’autres oeuvres littéraires produisent cette sensation; mais là, elle n’est ni rêverie facile, ni évasion. Si l’on admet que la poésie est une critique des valeurs essentielles, L’Iliade est l’expression la plus haute de cet art. Sa pureté, sa simplicité, sa précision, son expressivité, révèlent la vie, et la mettent en position d’être définitivement jugée, dès l’aube de la littérature européenne.

 



Homère : L’Odyssée


Tout le temps que dure l’empoignade dans la plaine de Troie, il est le seul à garder le point de vue du bon sens. Il est avisé, prudent, imperturbable. Il cherche à toujours obtenir le plus fort gain possible contre la moindre dépense d’énergie ou de sang. Son nom est Ulysse. Entre des Troyens qui regardent vers le Levant, et des Grecs qui font penser à des Vikings, les uns et les autres prisonniers d’un sort aveugle et tenaillés par leurs contradictions internes, il fait figure d’intrus, surgi d’un autre temps. Et c’est bien ainsi qu’il convient de comprendre Ulysse.

L’Iliade est une oeuvre symphonique. Son double thème, fortement contrasté, est modulé par le poète qui, tantôt en ralentit, tantôt en accélère la mesure, jusqu’à l’apothéose et la reprise du mouvement. Dans L’Odyssée, Homère n’utilise qu’un seul procédé: la technique des retours en arrière, des récits dans le récit. L’élément narratif se complique, sans rien perdre de sa clarté. La scène de Nausicaa, par exemple, se suffit à elle-même, et elle soulève tant d’émotion, est conduite avec une telle sûreté de trait, que Samuel Butler y voyait la “preuve” que l’auteur de L’Odyssée n’était autre que Nausicaa en personne.

Les diverses gestes héroïques que nous connaissons, et qui remontent pour nous aux âges épiques par excellence, s’attachent rarement aux conséquences qu’ont sur leurs protagonistes le destin implacable, les erreurs, les passions et les faiblesses. Nous appelons ces quelques oeuvres des tragédies, au nombre desquelles se rangent les Nibelungen, plusieurs sagas (celle de Njàll le Brûlé, tout particulièrement), le poème de Tristan et Yseult, la légende d’Arthur, et le cycle des Rois, qui vient d’Irlande.

Des épopées telles que le Ramayana, Gilgamesh, ou le Graal, sont des quêtes. Il en est d’autres — je songe à Sindbad le Marin —, qui sont des récits d’aventure. Revêtent-ils une forme dramatisée, nous sommes convenus de les appeler des comédies.

L’Odyssée, elle, est une suite d’aventures, de petits mélodrames, comme ceux que contiennent les premières ballades anglaises ou écossaises, ou les contes populaires retranscrits par les frères Grimm. Le surnaturel qui s’en dégage n’est pas importé de l’Olympe; c’est celui des contes et des superstitions, à l’inverse de L’lliade, qui n’emprunte aucun de ses éléments au folklore et puise tout son merveilleux dans la mythologie. L’Iliade n’hésite jamais à faire des dieux des puissances non humaines qui conduisent les mortels à une issue fatale. Tandis que dans L’Odyssée, Poséidon est la simple personnification de la mer indomptable et inconstante, et Athéna, la projection dans les cieux des vertus d’Ulysse.

Ulysse n’a pas le caractère d’un guerrier. C’est un négociant-aventurier, qui a sillonné les mers, de Gibraltar à la Crimée, en passant par le Caucase; qui a survécu à ses épreuves et qui a su en tirer profit: il est agile, inventif, courageux, prudent, opiniâtre. Il est dépourvu de sens civique. Il ignore les vertus héroïques. Ulysse est l’homme qui ne connaît ni la honte, ni la culpabilité.

Dans L’Odyssée, l’homme est à l’aise dans la nature. Il use d’astuces envers elle. Il apprend à percer ses secrets. Il sait en tirer avantage. Les personnages qui symbolisent le monde naturel lui sont inférieurs et il peut les vaincre, grâce à sa ruse et à son intelligence. Dans L’Iliade, les héros sont ballotés et contrariés dans leurs projets par des éléments aux pouvoirs écrasants. Dans L’Odyssée, par contre, les hommes sont sans cesse exposés aux taquineries et aux tentations des daimons, des esprits malicieux, ou de “quelque divinité”. Quand Ulysse, par une nuit glaciale, oublie de se munir d’un manteau, il en rend responsable un mauvais génie. Les enchanteresses non plus, n’ont rien d’archétypes de la grandeur, de la misère ou de la sensualité exacerbée comme Hélène. Ce sont plutôt de vulgaires sorcières et, surtout, de délicieuses catins, de celles que les marins du monde entier ont rêvé, et rêvent toujours, de rencontrer. Nausicaa ressemble à s’y méprendre à la jeune fille sérieuse que tout loup de mer a croisé dans sa jeunesse lors d’une soirée de fête à la paroisse, et qui voulait le présenter à ses parents.

Ulysse, comme tous les matelots depuis l’aube du monde, n’a que cette idée en tête: rejoindre son foyer. Comme eux tous, le héros d’Homère croit qu’il n’a pas d’autre désir que de retrouver le bercail. Et comme eux encore, il met un temps singulièrement long pour rentrer au port. Un des passages importants de L’Odyssée, que l’on peut mettre en parallèle avec le moment où Hector fait ses adieux à sa femme, ou avec le dialogue d’Achille et de Priam, est un chant à la gloire du mariage, mais son ironie ne devrait échapper à personne.

L’Odyssée abonde en aventures fantastiques, mais son dénouement reste de pure imagination. Le retour d’Ulysse, et l’accomplissement de sa vengeance, est la scène la plus improbable de toute la littérature grecque. Rien de ce que nous savons de la civilisation homérique et des sociétés des mers du Sud, quelque peu semblables jusqu’à une époque récente, ne vient confirmer l’existence d’une coutume de ce genre. Nous n’avons aucune raison de penser qu’une épouse abandonnée par son mari pendant vingt ans lui serait restée fidèle. Ni que, toute harcelée qu’elle fût par une kyrielle de prétendants, elle aurait pu décider de les laisser s’affronter en promettant sa main au vainqueur. Aucune loi, aucune tradition, n’a jamais autorisé un époux à massacrer tant de gens, en faisant sa réapparition après une aussi longue absence.

Il est une chose, en revanche, à laquelle cette histoire fait irrésistiblement penser. Voyageurs, marins ou soldats, tous les hommes qui vivent loin de chez eux, qui ruminent dans une chambre d’hôtel minable, dans la promiscuité d’une caserne ou sur le pont d’un navire, ont une obsession cauchemardesque: ils se demandent tous “Est-ce que ma femme me trompe? Que fait-elle en ce moment? Est-ce qu’ils pensent à moi à la maison? Mon fils me reconnaîtra-t-il? Et tous ces types qui tournent autour d’elle... leur a-t-elle cédé? Est-ce qu’ils sont toujours après ses jupons? Qu’ils attendent un peu que je rentre: ils verront de quel bois je me chauffe!” La conclusion de L’Odyssée fait sienne les rêves et les phantasmes universels des maris séparés de leur femme. Mais la réalité a été tout autre. Un peuple de marins qui auraient respecté de telles moeurs aurait signé son acte de disparition.

Le climat onirique qui entoure L’Odyssée détonne sur l’objectivité austère des récits de L’Iliade. Dans cette dernière, les événements se succèdent selon un enchaînement dramatique brillant, rapide, clair, cohérent. Les aventures d’Ulysse ont quelque chose de diaphane et d’évanescent. La narration se dévoie, la chronologie s’égare. Les images conservent leur éclat, mais elles percent dans une brume irréelle — comme les contes d’un vieux marin penché sur les fastes de son passé. Les vers de L’Odyssée sont composés avec légèreté; son imagerie est chatoyante, et le poète ne se départit jamais de son attention minutieuse portée aux détails, ni d’une certaine mélancolie. Le ciel de L’Iliade se disloque sous de terribles coups de tonnerre et fulmine lorsque le roi des dieux et des mortels entre en colère. Les seuls orages qui tonnent dans L’Odyssée sont ceux que déclenche quelque cyclope timoré, dont même les compagnons cyclopes trouvent à se gausser.

Les aventures d’Ulysse visent au divertissement. Un divertissement de haute qualité, certes, mais dont nul ne pourrait dire “L’Odyssée a changé ma vie”. Seul un lecteur superficiel verrait en L’Iliade un divertissement; c’est une épopée qui, à condition naturellement de s’en laisser pénétrer, nous met en face de la réalité du monde et de l’homme. L’Iliade dit: “Voilà la vie. Elle est tragique. Et son sens, à supposer qu’elle en ait un, relève d’un mystère incommunicable. Les mots peuvent l’énoncer; ils sont impuissants à l’expliquer.” Et L’Odyssée de répondre: “Voilà la vie. Elle est comique. Elle regorge de sens, qui se confondent avec les multiples techniques de savoir-vivre et qu’un solide travail, l’emploi de l’intelligence et un jugement sain permettent de découvrir.”

La tragédie est un état d’esprit. La comédie est activité. Lire un nombre suffisant de comédies peut contribuer à changer votre vie. Le côté comique de la vie peut s’apprendre; le côté tragique doit être assumé. La plupart d’entre nous ont un tempérament soit comique, soit tragique, et il est rare qu’un homme tienne la balance égale entre les deux. Les grands poètes dramatiques sont ceux qui ont su écrire sur un double registre. Ils ont compris que la vie est une médaille à deux faces: côté pile, elle a les traits d’un dieu impitoyable et resplendissant de beauté; côté face, elle ressemble à un bien étrange animal.

 


 

Le Livre de Job


Le Livre de Job
est le texte biblique qui invite le mieux à la méditation. Il concerne le conflit essentiel, le mystère de l’existence humaine, l’opposition irréconciliable entre l’absolu et le contingent au sein de l’ordre naturel. Pourquoi le mal existe-t-il? Qu’il existe ou non un Dieu, pourquoi ce monde est-il de toute façon celui de la déperdition de la valeur? La loi de la conservation de l’énergie peut se prouver scientifiquement: aucune expérience ne démontre le principe de la conservation du bien. Tous les tiraillements de la pensée éthique découlent de cette énigme. Que signifie Auschwitz? Que signifient les tourments et les trahisons dont nos vies sont faites? Le personnage de Dostoïevski avait-il raison de dire: “Tout cela ne vaut pas les larmes d’un enfant. Je rends respectueusement mon billet à Dieu”?

Tel est le thème du poème de Job. On voit qu’il n’a rien de spécifiquement judaïque. Une vieille tradition talmudique affirme au demeurant qu’il ne fut pas écrit en hébreu. Job et ses amis n’étaient pas juifs; ils étaient ce que nous appellerions aujourd’hui des Bédouins. Leurs sagesses, parfois divergentes, étaient nées de leur pratique du désert et de ses secrets; de leur confrontation avec la nature cruelle et l’impassibilité des constellations. Comme les autres livres sapientaux de la Bible, Le Livre de Job est le produit d’une élite littéraire cosmopolite, l’écho fidèle de sa sensibilité et de sa vie intellectuelle, au sein d’immenses empires qui s’étendaient de la Crimée aux rives de l’Indus, en passant par les chutes du Nil. De même que L’Iliade, il reconstitue avec précision un monde disparu depuis cinq siècles, ou davantage, au moment où il fut composé.

Job est un patriarche, un gardien de troupeaux, comme Abraham, et le poème n’exprime pas une seule idée qui n’aurait pu être au centre des soucis philosophiques d’un homme primitif. On trouve, dans toutes les littératures de l’Ancien Orient, des récits dont la facture (un dialogue violent, tendu à l’extrême) et le contenu (la douleur dont est frappé l’homme juste et innocent) sont ceux de Job. Le prologue du poème, qui se déroule dans les cieux, ainsi que son épilogue, où l’on voit que justice est finalement rendue à l’homme intègre, appartiennent d’évidence à la légende populaire. Le corps de la narration emprunte également certaines données aux mythes universels. Mais toute référence à un culte, à un rite ou à une pratique religieuse déterminée, est soigneusement évitée. Ce qui laisse à penser que le narrateur a consciemment créé un drame qui pût être reçu et compris par des hommes de toute confession. Et il n’a pas échoué dans ce but, car son poème a conservé pour nous toute sa vérité.

La thèse selon laquelle Le Livre de Job serait une prophétie chrétienne, à interpréter en termes catholiques, provient de Grégoire le Grand. Auparavant, Origène, philosophe plus fin, avait soutenu que l’être de Dieu étant par définition incompréhensible, sa justice devait nécessairement le rester aussi pour l’homme. Tour à tour Duns Scott, Luther, puis Kierkegaard, ont fait leur cet extraordinaire non sequitur, que les existentialistes reprennent désormais à leur compte. Il constitue d’ailleurs, sous son expression moderne athée, l’obsession philosophique du milieu de notre siècle. Nous ne nous demandons plus: l’existence a-t-elle un sens? Mais: y a-t-il un sens tout court?

Les maux qui accablent Job sont de nature physique et privative: ses biens lui sont ôtés; il est l’objet d’horribles meurtrissures; c’est un homme broyé. La vie ne lui inflige pas un mal, pour ainsi dire positif, actif; il n’est pas persécuté par une volonté humaine. Pour Job et ses amis, la question de savoir si les désastres naturels sont immérités ne se pose pas. Ils savent que de tels désastres n’ont rien à voir avec le mérite à moins qu’ils ne traduisent la volonté d’un être personnel. Tout leur dialogue laisse entendre, en fait, que le Créateur est une personne qui agit en connaissance de cause. Dieu, pensent-ils, est omniscience et toute-puissance: pourquoi la déperdition et l’humiliation du bien dans le monde ne seraient-ils pas aussi condamnables quand ils sont le fait de la divinité que lorsqu’ils sont perpétrés par l’homme? Dieu est appelé Shaddaï, c’est-à-dire le Tout-Puissant, dans le dialogue. Si son auteur avait pu connaître la phrase de Lord Acton, “Tout pouvoir corrompt; le pouvoir absolu corrompt absolument”, aurait-il demandé: “Cette phrase s’applique-t-elle au dieu tout-puissant, ou est-ce que cela est le point où le contraire devient vrai?” Le Livre de Job évolue-t-il, comme le pense Whitehead, d’une conception de Dieu comme pur néant à celle de Dieu comme ennemi, pour aboutir enfin à celle de Dieu l’Ami?

Quant aux interlocuteurs de Job, ils rappellent ce clergé libéral qui sévissait naguère encore. Ils croient avec lui que la conservation du bien est démontrable. Ils croient que la justice l’emporte toujours au bout du compte, et que l’homme bon est récompensé. Ils nient l’existence du mal. Tout ce qu’ils cherchent à prouver c’est que le malheur est en réalité un bienfait: qu’il édifie les hommes, les punit, les redresse; ou bien qu’il n’est pas compris, pure invention de leur part. À les écouter, le mal n’est jamais gratuit, et moins encore nuisible. L’auteur du poème ne manque pas, comme dans une partition d’orgue, de juxtaposer à chaque intervention de ces étranges “consolateurs” un contrepoint ironique.

Job se contente de leur objecter: “J’ai été juste et innocent dans mon coeur et dans mes actes, et la vie m’a apporté la douleur et l’injustice.” Il refuse de renier Dieu, tout en soutenant et plaidant son innocence. Du sein de la tempête, Yahvé finit par prendre la parole. Il répond au serment de Job, à son engagement. Mais ses paroles ne contiennent aucune justification. Son discours commence par un blâme: “Quel est celui qui obscurcit mes plans par des propos dénués de sens?”, et se termine par une autre remontrance, tournée vers les consolateurs: “Ma colère s’est enflammée contre vous, leur dit-il, vous n’avez pas parlé de moi avec droiture, comme l’a fait Job.” Du sein de la tempête, la voix de Yahvé repousse donc l’apologie de Job, sans donner raison à ses amis qui croyaient pouvoir fonder les actes du Tout-Puissant. Mais à aucun moment elle ne leur fournit d’explication sur le pourquoi de l’attitude divine. Elle se contente d’affirmer l’empire de Dieu sur toute chose. Le discours de Yahvé, qui figure parmi les plus beaux poèmes de la littérature universelle, est une démonstration de pouvoir, indifférente à toute espèce de morale, mais dans laquelle chaque mot est lourd, à un degré presque insupportable, du tremendum, de la terreur, de la crainte, et des accusations du Tout-Autre.

Les lecteurs modernes voient rarement dans ce discours la preuve de l’“amoralisme” du principe créateur — ce qui serait un peu trop commode. La majorité d’entre eux, rendant ainsi hommage au génie de l’auteur inconnu du poème, insistent au contraire sur l’aspect immoral, humainement révoltant, du destin que Dieu réserve à Job. Quelle différence y a-t-il, en effet, entre Yahvé et Satan se disputant l’âme de Job au début du poème, et le couple maudit des Liaisons dangereuses, ou les expériences auxquelles se livre le Stravroguine de Dostoïevski? La vraie question est là, contre laquelle se heurtent, et chutent finalement, les amis de Job.

La voix qui parle du sein de la tempête est celle d’une personne s’adressant à une autre personne, celle-là même qui, si l’on tient un juste compte de la sagesse de Job, s’était déjà manifestée sur le Sinaï. La Torah, de simple document officiel, devient une adresse aux hommes: “Je suis le Seigneur Ton Dieu”. Fait remarquable, avant Le Livre de Job, la Bible comporte peu de dialogues — à l’exception de ceux d’Abraham, d’Amos, de Moïse, d’Isaïe et de Jérémie, ce qui représente à peine une centaine de vers sur le thème du commandement et de l’obéissance. Les échanges entre hommes ne sont pas moins rares. A partir de Job, le dialogue, inspiré des livres de sagesse de l’Ancient Orient, va occuper une place centrale dans la religion juive.

Accepter l’inintelligibilité de la justice divine n’est pas un acte rationnel; c’est un geste qui relève de la foi et de la communion. Les dernières paroles de Job sont une prière, qu’il prononce dans un élan d’humilité; l’expression, dans un état d’extase, d’une rupture avec la logique et les critères humains. Le Livre de Job doit être compris comme un support à la méditation, à la prière la plus intimement recueillie, qui culmine dans la responsabilité totale de l’homme sur la voie de sa propre divinisation, comme aimaient à le dire les Byzantins et les orthodoxes russes.

Celui qui soutient l’univers invite Job à communier en lui, dans une terrible éternité. Job n’a plus besoin de se justifier. Les mots deviennent inutiles, ils se perdent dans la révélation du sens tragique de l’être, au-delà du monde et du temps. Les mystiques juifs, kabbalistes et hassidim, se sont emparés des mots qui forment le verset 14, chapitre 16, du Livre de Job, et qui ont la concision télégraphique d’un poème chinois: “A celui qui souffre, de la part de son ami: la pitié”. Les exégètes rationalistes continuent à s’interroger sur le sens véritable de ce vers. Les mystiques ont cru y découvrir la clé de l’insondable mystère de l’existence humaine.

 


 

Le Mahàbhàrata


Le Mahàbhàrata est le dernier des grands ouvrages classiques dont la poésie reste inaccessible au lecteur de langue anglaise. Aucune des traductions qui nous en sont offertes n’est satisfaisante; toutes, ou peu s’en faut, sont d’une consternante pauvreté. Ce qui est regrettable, car rares sont les oeuvres d’imagination qui ont imprimé aussi durablement leur marque sur la culture même dont elles sont issues.

C’est dans le Mabàbhàrata que se trouve insérée la Bhagavad Gita, l’un des principaux documents religieux universels. Comme la Bible et le Coran, ce texte est un concentré des vices et des vertus de la civilisation qui l’a produit et, davantage encore, de celle qui lui a succédé. Pour autant que la lecture des classiques de la littérature mondiale nous permette de mieux comprendre l’homme et son histoire, le Mahàbhàrata nous ouvre l’accès à un gigantesque sous-continent, sur lequel vivent aujourd’hui plus de cinq cents millions d’êtres humains.

Aussi n’avons-nous pas d’autre choix que d’endurer les mauvaises traductions, en bataillant pour deviner à quoi ressemble le texte original. Il faudrait être armé d’un grand courage pour lire de bout en bout cette épopée monumentale. Les éditeurs y ont pensé, qui proposent généralement au public occidental des versions très abrégées. Tous les défauts de l’oeuvre ne doivent d’ailleurs pas être imputés aux traducteurs. Depuis les origines, la littérature de l’Inde est, selon nos critères, décadente. La surabondance, le gigantisme, le goût du travail poussé à l’extrême, sont des propriétés inhérentes à la poésie et à la prose indiennes, que nos cultures plus sobres digèrent avec une certaine peine. L’art et la culture de l’Inde ont besoin d’être élagués pour trouver à s’exporter — fut-ce en direction de l’Extrême-Orient. Aussi, l’art bouddhiste ne s’est-il implanté en Chine qu’après avoir été dépouillé et discipliné lors de son détour par les Grecs de Bactriane et chez les peuples du désert.

Le Mahàbhàrata est une oeuvre complexe, par essence, incapable de simplification. La profusion caractérise chacune de ses phrases. La lecture de l’ensemble du texte, tel qu’il nous est accessible au travers de l’anglais si peu naturel des traductions (besogne qui réclame beaucoup de temps, même au lecteur le plus exercé), laisse une impression de confusion, aussi bien due à la structure de l’oeuvre qu’à la conduite de son récit central, à la multiplication des détails qu’à l’abondance des traits de rhétorique. En outre, une symbolique et une psychologie répétitives (partagées avec le Ràmàyana et L’Océan des histoires), font que ces centaines de péripéties et d’anecdotes nous plongent dans une sorte de rêve obsédant et interminable, comme si l’inconscient du lecteur allait s’appauvrissant, et le conduisait finalement à la léthargie et à l’absence de recul critique.

Ces effets sont partiellement propres à la culture de l’Inde, à l’esthétique implicitement admise dans cette société. Ils s’expliquent également par l’incessant remaniement de l’épopée au cours des siècles.

Les critiques du XIXe siècle voyaient peut-être juste en attribuant L’Iliade au “génie populaire”, plutôt qu’à celui d’un poète unique. Il reste que le poème grec est bâti avec la rigueur d’une tragédie de Sophocle. La célèbre “Aphrodite de Cnide”, qui est l’une des sculptures les plus érotiques de l’art occidental, représente le corps d’une seule femme, dans une pose relativement chaste. A l’opposé de ce dépouillement, le grand Temple du soleil de Konarak est décoré sur toute sa façade d’une statuaire qui représente un nombre incalculable de couples dans toutes les positions de l’amour. Face à un tel foisonnement d’images, nos esprits d’Occidentaux hésitent; incapables de rester concentrés, ils sont bientôt saisis d’un sentiment de monotonie. Peut-être, trop influencés par l’opinion de Coleridge, avons-nous sous-estimé la part de la volonté dans le processus de création. Il se peut que l’inconscient soit profondément dépourvu d’imagination, fondamentalement stérile.

L’auteur supposé du Mahàbhàrata s’appelle Vyàsa — nom qui peut se traduire par “le compilateur” —, à qui l’Inde attribue délibérément la paternité du livre. Un huitième environ de l’épopée, qui comporte plus de cent mille distiques, soit autant de vers que L’Iliade et L’Odyssée réunies, est consacré au récit central. Sous le revêtement d’intrigues compliquées, celui-ci raconte tout simplement la rivalité inexorable existant entre deux clans de cousins germains, les Pandava et les Kaurava, descendants d’un royaume situé entre le Gange et le fleuve Yamuna, non loin de l’actuelle Delhi.

Les spécialistes font remonter la formation du poème à 500 avant notre ère, à l’époque du Bouddha, alors que la région qui s’étend de l’Indus au Gange, au pied de l’Himalaya, traversait une période d’exeptionnelle ébullition intellectuelle et politique.

Comme L’Iliade, et nombre de poèmes épiques, le Mahàbhàrata fait la chronique d’événements déjà anciens. A l’encontre de Homère, cependant, ses auteurs successifs n’ont pas hésité à remanier la matière des premiers récits. La lutte des deux familles fait probablement référence à la guerre qui opposa des tribus rivales pour la possession d’un territoire: les uns (fils de Kuru), étaient des villageois à peine sortis de la sauvagerie; les autres (fils de Pàndu), étaient une peuplade des campagnes et des forêts, comme les populations bhils, todas, santàls, ou oraons, de l’Inde contemporaine. Les Kaurava n’étaient sûrement pas les vrais cousins de leurs rivaux Pandava; les deux clans appartenaient peut-être même à une souche ethnique différente. En tout cas, la polyandrie de l’héroïne, la princesse Draupadi, épouse commune des cinq frères Pandava, était héritée de l’organisation matriarcale des sociétés primitives, et a fait couler beaucoup d’encre. A cette couche initiale du matériau épique sont venus s’agréger de nombreux autres sédiments au cours des temps.

L’Âge de Bronze avait vu se créer en Inde une civilisation urbaine de guerriers producteurs, qui se déplaçaient sur des chars, comme les héros des épopées irlandaises. À l’Âge de Fer, six siècles environ avant notre ère, à la date où l’on pense que fut commencé le Mahàbhàrata, le nord de l’Inde fut le théâtre d’une grande fermentation et de révoltes menées par cette caste de guerriers contre celle des prêtres — les brâhmanes —, qui avaient fini par s’emparer du pouvoir et par ruiner l’économie du pays sous leur férule religieuse.

Le bouddhisme, le jaïnisme, et les autres courants de l’époque, jouèrent un rôle voisin de celui de la Réforme en Occident. Leurs chefs appartenaient à la caste militaire, les Kshatriya, dont le Bouddha lui-même était issu. Ce sont les thèses bouddhistes, concernant la société autant que la religion, qui s’expriment à travers maints passages du Mahàbhàrata. Lors du déclin du bouddhisme, plusieurs siècles plus tard, les brâhmanes lancèrent une Contre-Réforme qui déboucha sur l’hindouisme moderne, syncrétisme n’ayant plus qu’une vague parenté avec l’ancienne tradition védique.

Le Mahàbhàrata doit sa forme actuelle, sa luxuriance, et ses excès, à ce réajustement hindouiste de la geste primitive.

Dans des recensions plus récentes encore, le véritable héros de l’épopée est Krishna (personnage qui rassemble les attributs du soldat, du trickster, et du sorcier), avatar de Vishnou, et la divinité la plus populaire de l’Inde actuelle.

Fragment inséré dans le corps de l’épopée, la Bhagavad Gità est un exposé de l’enseignement religieux dispensé par Krishna à Arjouna, héros de la guerre qui est sur le point d’éclater entre les Kaurava et les Pandava. La Gità constitue, en fait, un “classique” autonome. Dans le Mahàbhàrata, on voit s’entrechoquer, dans ce qui n’était à l’origine qu’une querelle entre deux branches d’une même famille, les armées levées par toutes les nations civilisées que compte la planète, de la Grèce à la Chine. La matière narrative de plusieurs siècles a été déversée dans cet énorme fourre-tout. Aucun autre ouvrage ne contient autant de digressions, de fables indépendantes et de légendes adventices. De longs passages y traitent de toutes les connaissances accessibles, de la médecine à l’économie. Quelque compilateur, s’avisant un jour que cet échantillonnage resterait incomplet si ne lui étaient adjointes des considérations politiques et stratégiques, n’a pu se retenir de l’augmenter de quelques conseils au Prince, avec exemples à l’appui.

Le remaniement du poème à l’occasion de chaque bouleversement culturel, ajouté au conservatisme de la société indienne qui lui enjoint de ne rien rejeter de la tradition, expliquent la perte progressive d’intérêt humain et de relief individuel des héros de cette épopée. Dans ce brassage didactique, toutes les idées se contredisent et s’annulent mutuellement. La psychologie des personnages est réduite à quelques motivations élémentaires, à une attitude accommodante et impassible devant le destin, qui est vide d’intensité dramatique. Une oeuvre dans laquelle toutes les intrigues sont distinctes, mais placées sur un même plan, retire à l’action sa force tragique. On pressent toujours chez Homère la tension inhérente à la logique grecque ou à la mathématique d’Euclide. L’Inde possède une logique, qui se fonde sur l’absence d’identité individuelle. Ni inductive, ni déductive, elle absorbe la totalité du monde — comme le Mahàbhàrata.

L’histoire n’a commencé à être écrite en Inde qu’avec l’introduction de l’Islam. Le Mahàbhàrata lui tient en quelque sorte lieu d’archéologie littéraire. Le lecteur peut fouiller ses sédiments, comme Schliemann à la recherche des sites de Troie, ou comme on éplucherait un oignon, en partant des adjonctions du XIXe siècle jusqu’aux premières fondations de l’Âge de Pierre: parvenu à la couche la plus antique, il découvrira une Inde voisine de celle que nous connaissons encore aujourd’hui.

 


 

Sapho : Poèmes


Depuis leur apparition, au XIXe siècle, au sein du mouvement d’éducation populaire en Angleterre, les sélections des “Cent chefs-d’oeuvre de la littérature universelle”, des “Trésors du monde entier”, et autres “Classiques éternels”, ont toujours ménagé une place négligeable à la poésie. Dans les domaines de la littérature épique et du théâtre, elles se sont distinguées par la misère de leurs traductions. La raison en est que toutes ces collections répondent à une volonté d’édification du public, auquel elles se proposent d’enseigner les “grandes idées qui ont fait progresser le genre humain”. Je doute qu’une oeuvre d’art obtienne jamais un tel résultat, tout en comprenant que personne n’ose donner à une anthologie de textes un titre aussi vulgaire et peu engageant que: “Les cent meilleurs romans qui ont fait frissonner l’humanité”. Depuis les peintres des cavernes, l’art a aiguisé et affiné les sensibilités, sans que l’on puisse affirmer avec certitude si ce fut une bonne chose ou non. L’histoire a servi de crible, ainsi que le goût des puissants, des hommes d’Église et des présidents d’université. Leurs choix se sont voulus pédagogiques. Et c’est ainsi que nous a été légué un immense corpus de notes de lecture d’Aristote sur la politique et l’éthique et que ne nous sont parvenus que des débris fragmentaires des poèmes de Sapho.

Matthew Arnold affirmait que le style d’Homère se caractérise par sa vivacité, la sincérité et le naturel de sa pensée, ainsi que de son expression, de sa syntaxe, de son vocabulaire, de ses thèmes et de ses idées. Et il mettait au-dessus de tout l’élévation d’âme du conteur. Ce qu’Arnold ne nous dit pas, c’est le contenu qu’il donnait à cette expression ambiguë. On peut supposer qu’elle désignait dans sa bouche la vertu idéalisée par la caste victorienne à laquelle il appartenait. Être noble signifiait pour lui: exercer le pouvoir de manière désintéressée. Or, ce dernier critère disqualifie par avance une poétesse comme Sapho, alors que son oeuvre ne le cède en rien par sa splendeur, sa précision et son impétuosité à celle d’Homère et de Sophocle. Entre tous les poètes grecs, Sapho est brillante, vive, maîtresse de son art. La spontanéité de sa langue et sa sensibilité à fleur de peau sont sans parallèle.

Les meilleurs écrivains helléniques, lus dans le texte, nous paraissent doués d’une sensibilité exaspérée et d’une excessive irritabilité, au sens clinique de ce terme. Nous sommes enclins à voir là des tendances morbides, depuis que nos poètes décadents ont cultivé, ou simulé l’une et l’autre. Rien ne s’oppose en vérité à ce que nous y voyions le signe d’un trop-plein de santé. Sapho se montre délicieusement perméable à la réalité et attentive aux mouvements qu’elle déclenche en elle. Le passage bouleversant de l’un à l’autre de ces pôles s’effectue dans son oeuvre avec un art consommé. De même que Sophocle cherche à vivre dans la plénitude de ses moyens en tant qu’homme, Sapho vit à une hauteur aussi exigeante sa condition de femme.

De Sapho, nous ne possédons que des morceaux de poèmes de la longueur des haiku japonais, à quoi viennent s’ajouter une ode complète et quelques bribes de phrases citées par les philologues lorsqu’ils ont besoin d’exemples du dialecte éolien. Dans ces conditions ne sommes-nous pas victimes de l’aura légendaire qui, depuis les Anciens, entoure la poésie de Sapho? Lorsque nous nous concentrons intensément sur un objet, il se produit un phénomène comparable à l’extase dans le mysticisme de la nature. Notre hyperesthésie s’exacerbe ; nous sommes hypnotisés ; l’objet de la contemplation, comme une boule de cristal, acquiert une signification aux ramifications infinies. Est-ce cela qui se produit lorsque nous sommes confrontés avec les fragments et les ruines qui se nomment Sapho?

“...ici chante une eau fraîche aux branches des pommiers; sous les roses tout le jardin est à l’ombre et des feuilles frissonnantes coupe le sommeil...”

Tel quel, et bien que mutilé, ce poème détient déjà un grand pouvoir suggestif. Quel que soit le contexte dont il est extrait, et qui a été perdu, ce passage est aussi ramassé qu’un poème japonais classique. Mais que dire d’expressions comme “plus que l’or dorée”, “beaucoup plus blanc qu’un oeuf”, “ni miel ni mouche à miel”?

Deux poétesses de l’époque édouardienne, qui écrivaient sous le pseudonyme commun de Michael Field, ont composé des adaptations émouvantes des poèmes de Sapho. La meilleure de ces imitations, basée sur le commentaire d’un vers de Pindare, n’a plus qu’un lointain rapport avec le modèle: “Oui l’or est fils de Zeus, nulle rouille / Sa lumière éternelle ne peut engendrer; / le ver qui réduit la chair des mortels en poussière / Défie en vain sa puissance. / Doré plus que l’or est l’amour que je chante, / Dure, inviolable réalité.” Le poème original justifiait-il tant de lyrisme? Il est permis d’en douter.

Sapho n’a longtemps été accessible qu’à ceux qui lisaient le grec. L’Angleterre du XIXe siècle regorgeait d’académiciens médiocres et de curés de campagne qui, dirait-on, s’étaient ligués pour nous prouver que la civilisation occidentale a été engendrée par des demeurés, qui écrivaient des vers de quatre sous. Les traductions de Sapho, jusqu’à récemment, étaient d’une totale indigence. Catulle demeure, avec Baudelaire et Tou Fou, le poète de la littérature universelle dont l’oeuvre personnelle se rapproche le plus de celle de Sapho; mais sa traduction même n’a pas l’intensité de l’original.

Aujourd’hui, nous sommes pourvus d’un nombre suffisant de traductions littérales, effectuées par des poètes modernes. Elles permettent d’apprécier Sapho et son apport à la manière des astronomes qui mesurent les distances entre les astres par la méthode de triangulation. Elles confirment la réputation d’une poétesse qui n’a pas son équivalent. Lorsque les fragments que nous possédons forment un ensemble quelque peu étoffé, chaque mot du poème communique aux autres un éclat et une radiance uniques. Immédiateté et pouvoir évocateur des images; implication subjective d’une extrême urgence: quel autre poète a su porter à un plus haut point de perfection ces ingrédients essentiels de la poésie lyrique?

Deux légendes contradictoires entourent la vie de Sapho: la plus ancienne veut qu’elle ait mené une existence romantique et agitée, tandis que le mythe victorien aseptisé fait d’elle l’institutrice d’un pensionnat de jeunes filles. Nous ne connaissons avec certitude que sa poésie, expression ardente d’une femme qui fut l’initiatrice amoureuse en même temps que le guide spirituel d’un groupe d’adolescentes. Nous n’avons pas de preuve qu’il s’agissait là d’initiations instituées, comme dans le thiasos, l’école de danse de son ami Alcée. Les relations amoureuses de ce dernier avec ses élèves sont un fait avéré. Les liens de Sapho avec celles qui lui étaient confiées sont tout aussi ouvertement érotiques. Il n’est pas possible de se méprendre sur le sens de ce qu’elle écrit.

La ferveur amoureuse est au centre vivant de la poésie de Sapho. En Grèce antique, ainsi qu’en Chine, l’amour entre homme et femme, quand il existait, excluait entièrement la passion. Dans la poésie grecque, qu’elle soit noble ou érotique, les rapports entre sexes opposés sont strictement codifiés, aussi bien chez Alkestis que chez les prostituées de Paul le Silentiaire. L’amour romantique et ses excès ne sont célébrés qu’entre personnes du même sexe.

Pour être intime, la poésie de Sapho n’en est pas moins laïque. La mythologie y tient peu de place et ne joue jamais le rôle de ciment des institutions qui lui est dévolu chez Pindare, dont les odes sont hiératiques, aristocratiques, figées. Les idylles bucoliques de Théocrite, pour donner un autre exemple, ne sont qu’une poésie de cour, comme seront, de nombreux siècles plus tard, les oeuvres des poètes français rococos qui l’imiteront. Derrière les flirts de ses bergers et de ses bergères, se profile toujours le chariot ailé des intérêts des princes, chargé des contrats de mariage conclus entre dynasties ennemies. Callimaque, de son côté, était une sorte de Voltaire alexandrin, membre d’un groupe de création du culte de Sérapis à la cour de Ptolémée. Le seul poème intime qu’on lui doive est dédié à un homme. De sorte que le thème de l’amour ne réapparaît que dans l’Anthologie grecque, chez certains poètes byzantins tardifs, tel que Méléagre, et des auteurs isauriens d’origine hittite, venant d’Anatolie. À l’exception de ces derniers et de quelques passages dans les choeurs d’Euripide, ce que nous tenons aujourd’hui pour le sujet même de la poésie lyrique est tout entier dans Sapho, et dans quelques fragments d’Érinna, une poétesse qui lui est parfois comparée.

Comme celle de Platon, la sexualité de Sapho est capitale pour l’intelligence de son oeuvre. Les critiques se sont évertués à en dissimuler le caractère homosexuel, et d’autant plus semble-t-il qu’ils partageaient ses moeurs. À en juger par les chants, les légendes, les épopées des civilisations primitives, l’amour romantique était chose banale entre personnes du même sexe. Il était l’exception dans les relations officielles entre l’homme et la femme, jusqu’à ce que ces rapports évoluent de leur cadre formel vers une forme sublimée, comme nous le montre Le Dit de Genji. L’amour romantique n’apparaît dans la société que lorsque l’évolution économique le permet. La question n’est pas de justifier ou de rejeter l’homosexualité de Sapho. Elle est d’expliquer la montée du lesbianisme en Occident depuis le XIe siècle, jusqu’à son triomphe aujourd’hui au cinéma et dans les magazines pornographiques.

Les femmes de Lesbos étaient plus libres que leurs soeurs de Sparte et d’Athènes. Elles étaient loin malgré tout de jouir d’une émancipation semblable à celle de la femme occidentale. La poésie de Sapho révèle les passions secrètes des femmes de la Grèce antique. Un coin du voile se soulève un instant sur la communauté féminine. Pour le reste, l’histoire et la littérature restent muettes.

 


Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de l’américain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.

Copyright Plein Chant 1991 pour l’édition française. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur et des traducteurs.

Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.


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