B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

La misère du primitivisme

 

Dans La Joie de la Révolution (1997), j’ai consacré une brève section à une critique de quelques notions technophobes et primitivistes courantes, parce qu’il me semblait que ces notions devenaient si répandues et si délirantes qu’elles obscurcissaient des possibilités radicales plus sérieuses. Ce texte a provoqué plusieurs réactions hostiles, venant de John Zerzan et Fifth Estate parmi d’autres. De plus, ce débat s’intensifia lorsqu’un anarcho-primitiviste nommé John Filiss déposa le texte sur son forum de discussion Anarchy Board, annoté de ses propres commentaires. Un autre anarchiste signant “Raycun” a fait des critiques pertinentes des commentaires de Filiss. Lorsque Raycun persista à contester les illogismes et les évasions de Filiss, ce dernier résolut le problème en l’excluant de son forum!

Cette suppression de la quasi seule voix sensée au board a naturellement éliminé toute idée que j’aurais pu avoir de participer moi-même dans le débat. Mais comme Filiss fit une réponse publique plus exhaustive que tous les autres technophobes ne se sont avérés capables de faire, cela pourrait être une base commode pour clarifier quelques-unes des questions que j’y ai abordées.

Comme on peut voir en allant sur l’Anarchy Board et en lisant toute la correspondance entre Filiss et Raycun (augmentée des interventions occasionnelles de quelques autres), les réponses et contre-réponses de plusieurs personnes à propos d’un ensemble de questions deviennent bientôt assez déroutantes. Dans l’intérêt de la clarté, je me suis borné à répondre aux commentaires originaux de Filiss sur mon texte.

Les extraits de La Joie de la Révolution sont en gras. Les commentaires de Filiss sont en italique. Les réponses que je lui fait sont en typographie ordinaire.

KEN KNABB
mars 2001

 



L’automation aboutit le plus souvent aujourd’hui à jeter une partie des travailleurs au chômage, tout en contribuant à aggraver la condition de ceux qui travaillent encore.

En fait, j’ai entendu dire que le niveau du chômage est plus bas qu’il ne le fut depuis trente ans; à moins que tu n’aies voulu dire quelque chose d’autre par “aujourd’hui”.

Il doit être évident, dans ce contexte, que je ne parlais pas des fluctuations annuelles des statistiques du chômage, mais des conditions actuelles en général (par contraste avec l’éventuelle société future que je décris partout dans ce chapitre).

Le temps “libéré” par les innovations qui “allègent le travail” est généralement consacré à une consommation passive tout aussi aliénée. Mais dans un monde libéré, les ordinateurs et les autres technologies modernes pourront être utilisés pour éliminer les tâches dangereuses et ennuyeuses, permettant à chacun de se consacrer à des activités plus intéressantes.

Les ordinateurs pourraient sans doute exécuter les calculs nécessaires pour permettre aux robots de construire d’autres ordinateurs et d’autres robots. :-) À moins que tu n’aies voulu parler des occupations désagréables tels que le jardinage, la pêche, la chasse, la cueillette des baies et des herbes — ce genre de choses que nous considérons aujourd’hui comme des récréations. :-)

Je parlais de l’élimination des “tâches dangereuses et ennuyeuses”, non pas des activités que les gens trouvent agréables.

Négligeant de telles possibilités, et dégoûtés du mauvais emploi actuel de beaucoup de technologies, certains en sont venus à considérer “la technologie” comme le mal principal. Ils prônent en conséquence le retour à un mode de vie plus simple et débattent sur le degré de simplicité qui convient. À mesure qu’on découvre des défauts dans chaque époque, la ligne de démarcation est poussée toujours plus loin dans le passé. Certains, tenant la révolution industrielle pour l’origine principale du mal, se livrent à des panégyriques de l’artisanat qui sont publiés par microédition. D’autres, considérant l’invention de l’agriculture comme le péché originel, 

Je ne me rappelle pas avoir lu un primitiviste comparant quoi que ce soit au péché originel. Où as-tu vu ça?

Bien sûr, les primitivistes n’emploient vraiment pas ce terme. Je voulais dire que l’avènement de l’agriculture (ou de la technologie industrielle, ou quel que soit leur loup-garou) fonctionne comme le péché originel biblique, à savoir comme une explication mythique simpliste pour l’origine de tous les problèmes ultérieurs.

prêchent le retour à une société de cueilleurs-chasseurs, sans être pour autant complètement au clair sur le sort réservé à la population actuelle incapable de subsister dans une telle économie.

Comme les anarchistes, les primitivistes ne débattent qu’assez rarement la question de la réalisation de leurs idées. Je conviens du défaut. Si un style de vie cueilleurs-chasseurs était le plus désirable pour les êtres humains, certainement faudrait-il beaucoup de générations pour en arriver à cette condition. Et si c’était bien la manière de vivre la plus désirable, il doit y avoir des avantages à l’approcher. De même, le style de vie technologique est à peine un exemple d’une stabilité permanente... il nous pousse sans cesse vers un but que nous ne pouvons que deviner. Et nous, qui baignons dans cette société, sommes censés nous fixer sur les avantages qu’il nous apporte, avantages qui pourraient bien être limités au contexte de la société technologique, et ne pas nous laisser questionner sérieusement sur le mouvement général de la technologie elle-même. Les primitivistes récusent cette tendance, et ouvrent une enquête vers des manières de vivre en dehors de la matrice technologique.

À l’exception de l’aveu de Filiss disant que les notions des primitivistes — comment ils pourraient réaliser leurs buts — sont assez confuses, rien de cela n’a un rapport avec ce dont je parlais ici. Mais comme il a soulevé la question, il convient de noter que la force qui “nous pousse sans cesse vers un but que nous ne pouvons que deviner”, c’est le capitalisme, qui par sa nature-même doit constamment s’étendre ou mourir. Le capitalisme a développé bien des technologies, dont certaines sont nuisibles ou dangereuses, mais ces technologies ne “se meuvent” pas par elles-mêmes. La technologie de l’énergie solaire bon marché, par exemple, n’a presque pas émergé, parce que les capitalistes n’ont pas jugé bon de la subventionner. Les tronçonneuses n’abattent pas les forêts tropicales, ce sont les gens qui le font; et ils le font parce qu’ils ont des motivations économiques irrésistibles de le faire (qu’ils soient des capitalistes qui pourraient toucher d’énormes bénéfices ou des travailleurs qui n’ont aucune autre manière de survivre). Jusqu’à ce que le système économique soit aboli, ces motivations continueront d’étouffer tout appel fait aux gens de changer leur “style de vie”.

D’autres, pour ne pas être en reste, avancent des arguments éloquents qui démontrent que le développement du langage et de la pensée rationnelle est la véritable source de nos problèmes.

Je ne suis pas sûr d’où tu as trouvé que le langage et la pensée rationelle soient décrits ensemble comme problèmes jumeaux dans les écrits primitivistes. Je suppose que tu fais référence à l’essai de Zerzan sur le langage?

Oui.

Pour d’autres enfin l’espèce humaine est irrémédiablement mauvaise, et il ne lui reste plus qu’à accomplir le geste altruiste de son auto-anéantissement, afin de sauver le reste de l’écosystème.

Je crois que quelques écologistes profonds parlent en ces termes. Je ne connais pas de primitivistes qui le fassent.

Comme je l’ai noté au commencement du paragraphe, il y a des types ou des degrés différents de technophobie (certains se nomment primitivistes, par exemple, tandis que d’autres rejettent cette étiquette). Un de mes buts, en écrivant ce texte, était de forcer ces différences à se montrer, pour que chaque tendance se sente obligée de se dissocier publiquement des absurdités de toutes les autres tendances.

Ces billevesées comportent tant de contradictions grossières qu’il n’est pas vraiment nécessaire de les réfuter dans le détail. Leur rapport avec les véritables sociétés du passé est discutable et elles n’en ont presque aucun avec les possibilités de celles d’aujourd’hui.

À moins que l’on cherche la liberté, comme les sociétés primitives sont les seuls exemples connus de sociétés anarchistes stables; et aussi que l’on cherche à échapper au cauchemar technologique qui semble nous menacer, avec l’arrivée de la nanotechnologie, de l’intelligence artificielle, de la robotique avancée, du clonage et de l’agriculture transgénique. Mais peut-être as-tu une opinion plus positive sur ces questions. Quelle est ton opinion sur la nanarchie, par exemple?

Le fait que j’ai traduit des documents soutenant une des premières destructions des plantes transgéniques (France 1998) suggère que je n’ai pas une opinion très positive sur cette technologie. Mais cela et les autres questions mentionnées par Filiss n’ont aucun rapport avec les deux points que je faisais ici, à savoir que le rapport des fantaisies technophobes avec les véritables sociétés primitives est “discutable” (dans le sens qu’elles en présentent des images déformées, vues en rose), et, ce qui est plus important, qu’elles n’ont presque aucun rapport avec les possibilités actuelles (parce que nous nous trouvons dans des conditions si différentes des sociétés précédentes).

Même en admettant que la vie ait été meilleure à telle ou telle époque antérieure, c’est à partir de là où nous en sommes maintenant qu’il faut raisonner. La technologie moderne est si étroitement mêlée à tous les aspects de notre vie qu’elle ne saurait être supprimée brusquement sans anéantir, dans un chaos mondial, des milliards de gens.

Je crois que tu apportes ici tes propres suppositions autoritaires. Je ne me rappelle aucun primitiviste disant que nous voulions imposer un style de vie particulier par les armes.

Les armes n’ont aucun rapport. Je signalais qu’une interruption brusque des infrastructures technologiques actuelles (fût-elle occasionnée par un effondrement naturel du système mondial ou par l’accelération d’un tel effondrement par le terrorisme anti-technologiste) conduirait à la mort de milliards de gens. Si l’on prône une telle solution, il faut être aussi honnête de l’admettre et en reconnaître les conséquences:       “Quand les choses s’effondreront il y aura de la violence, et cela soulève une question, je ne sais pas si je la qualifierai d’éthique, mais je veux dire pour ceux qui comprennent qu’il faut abolir le système techno-industriel, que si vous travaillez pour son effondrement vous tuerez effectivement beaucoup de gens. Si ce système s’effondre, il y aura un désordre social, il y aura de l’inanition, il n’y aura plus de pièces de rechange ni de combustible ni d’outillage agricole, il n’y aura plus de pesticide ni d’engrais dont l’agriculture moderne dépend. Donc, il n’y aura pas assez de nourriture pour tout le monde, et qu’est-ce qui va arriver alors? C’est là un problème que, dans tout ce que j’ai lu, je n’ai jamais vu aucun radical admettre” (Ted Kaczynski, dans un entretien reproduit du site “primitivism.com” de Filiss).

Les post-révolutionnaires décideront sans doute de réduire la population humaine et de supprimer certaines industries, mais c’est impossible à réaliser du jour au lendemain.

Où as-tu vu une telle référence à “du jour au lendemain” dans les écrits primitivistes?

Les primitivistes s’esquivent entre deux positions différentes. La notion que la plupart des technologies doivent être abolies dans un assez court delai (pas littéralement du jour au lendemain, bien sûr) est déclarée ou impliquée assez clairement dans beaucoup de leurs écrits. Quelquefois, cependant, quand ils sont confrontés avec des objections élémentaires comme celles que j’ai présentées dans ce texte, ils se retirent un peu: “Oh, ne dîtes pas des bêtises. Où avez-vous trouvé de telles idées absurdes? Bien sûr nous ne voulons pas dire qu’on pourrait abolir ces choses instantanément. Cela n’est qu’une méprise courante de notre position. Nous sommes bien conscients qu’il faudra du temps pour cela. Nous ne penserions jamais imposer nos vues par la force. Nous essayons simplement de changer les perspectives des gens pour qu’ils reconnaissent qu’il faut aller dans ce sens.”
       Eh bien, si c’est là tout ce qu’ils veulent dire, ils ne devraient avoir que peu d’objections sur les points présentés ici et ailleurs dans La Joie de la Révolution, étant donné que ce texte ne concerne, pour la plupart du temps, que des questions sur ce que nous pourrions faire dans les quelques années à venir. Si Filiss reconnaît qu’il faudrait “beaucoup de générations” pour retourner à une société cueilleurs-chasseurs, on pourrait attendre qu’il soit intéressé à l’examen des questions pratiques de transition que j’y aborde. (Par ex.: Avec quelles nouvelles formes de gestion populaire pourrait-on organiser le plus efficacement la transformation des infrastructures existantes et le rétablissement de la nature? Comment pourrait-on éliminer progressivement certaines technologies d’une manière qui causerait le minimum de mal?) Mais lorsque Filiss rejette dédaigneusement les besoins de certaines technologies que je signale au-dessous, il semble impliquer plutôt que l’on peut et doit abolir ces technologies instantanément.

Il faut penser sérieusement à la manière dont nous aborderons tous les problèmes pratiques qui se poseront dans l’intervalle.
       Le jour où nous nous trouverons confrontés pratiquement à de telles questions, je doute que les technophobes voudront réellement éliminer les fauteuils roulants motorisés;

Nous pourrions ouvrir un débat sur une façon de vivre qui accentuerait les capacités physiques et l’attention, ce qui diminuerait probablement les paralysés dus aux accidents de la route... ou sur une façon de vivre sans automation (sans automobiles ou usines, par exemple), ce qui diminuerait probablement les paralysés dus aux accidents de travail... ou sur une façon de vivre où les gens seraient en meilleure condition physique, et donc moins susceptibles de souffrir les problèmes des maladies comme les attaques d’apoplexie, ou d’être paralysés par des traumatismes tel qu’un caillot de sang dans le cerveau. Les remèdes, c’est là une question plus difficile, mais pour ce qui est du système nerveux, la médecine allopathique moderne ne s’est pas encore avérée très efficace. Mais franchement, je chercherais des solutions là-bas plutôt que de louer la commodité des fauteuils roulants motorisés.

Mon avis, dans ce paragraphe, est que même les primitivistes les plus ardents auront probablement assez de bon sens d’abandonner leur dogme si jamais ils font face à ce genre de choix pratique. Je ne crois pas que Filiss prônerait vraiment l’abolition des fauteuils roulants motorisés tant que bon nombre de gens en auraient besoin, même s’il pensait (à juste titre) que certains changements sociaux pourraient en réduire le besoin à long terme.

ou débrancher les mécanismes ingénieux comme celui qui permet au physicien Stephen Hawking de communiquer malgré sa paralysie totale;

Je ne sais pas grand-chose sur lui, ni pourquoi il est paralysé.

Quelle importance cela a-t-il? Sans doute Filiss est-il prêt à répondre que, quelle que fut la cause, elle l’était par la civilisation. Hawking souffre de la sclérose latérale amyotrophique (dit “la maladie de Lou Gehrig”). Je ne crois pas que l’on sache encore d’où elle vient.

ou laisser mourir en couches une femme qui pourrait être sauvée par la technologie médicale;

L’accouchement est une chose assez routinière dans les sociétés primitives.

Dit comme un vrai homme. Comme l’a exprimé Raycun, “Assez routinière, oui. Soit la mère meurt, soit elle survit avec une santé qui empire, soit elle survit en bon état. Soit le bébé meurt, soit il vit seulement pour quelque temps, soit il va bien. Tout cela, ce sont des occurrences assez routinières.” Environ 500 000 femmes meurent en couches chaque année, la plupart dans les régions sous-développées du monde.
       Imaginons que dans une société post-révolutionnaire une femme risque de mourir en couches sans césarienne. Quelqu’un dit: “Appelons le docteur X.; elle saura quoi faire.” Filiss répondra-t-il: “Désolé, mais ce n’est pas possible. Mes camarades et moi, nous avons coupé les lignes téléphoniques pour que nous ne soyons pas tant dominés par la technologie. En tout cas, l’accouchement est une chose assez routinière dans les sociétés primitives, quel est donc le problème? Mais s’il faut quand même effectuer une opération, qu’elle soit faite avec des outils de pierre — les instruments métalliques de précision exigent la production industrielle, il faut absolument éviter cela.”
       Bien sûr, je ne crois pas que Filiss ni aucun autre primitiviste répondrait vraiment comme ça. Mais sinon, que proposeraient-ils exactement?

ou accepter la réapparition des maladies qui autrefois tuaient ou estropiaient régulièrement un fort pourcentage de la population;

Comme le cancer, les maladies du coeur, l’apopléxie, le diabète, alzheimers... mais attend, ce sont là des maladies qui sont limitées à la civilisation. :-)

Il est évident que je ne faisais pas référence à ces dernières (qui sont largement provoquées par le stress de la société capitaliste et se réduiront sans nul doute quand cette société sera abolie), mais à la multitude de celles qui ne sont pas limitées à la civilisation. Il est vrai que certaines, parmi les plus connues, comme la variole ou la diphtérie, ont pour origine la domestication des animaux et la concentration urbaine de la population. Il n’en est pas moins vrai que ces maladies existent maintenant, et que les primitifs y sont même plus sensibles que ne le sont les gens civilisés (ces derniers ayant développé une certaine immunité à travers les siècles); ce qui explique pourquoi tant de populations aborigènes furent décimées lorsqu’elles y furent exposées. (Voir De l’inégalité parmi les sociétés, essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire de Jared Diamond.)
       En tout cas, il y a d’innombrables autres maladies qui n’ont jamais eux aucun rapport avec la civilisation. “L’amibiasis touche 10 pour cent de la population mondiale, principalement dans le Tiers Monde. La population menacée par la malaria dépasse 1,2 milliard, dont approximativement 175 millions sont sérieusement atteints aujourd’hui. Le trypanosomiasis africain (le fléau de la maladie du sommeil) et le trypanosomiasis américain menacent 70 millions de gens dont 20 sont atteints à ce moment. Le schistomiasis affligent pas moins de 200 millions dans le monde; le filariasis et le leishmaniasis 250 millions; l’ankylostome 800 millions; l’onchocerciasis, une cause courrante de la cécité sous les tropiques, 20 millions” (Lewis Thomas, The Fragile Species). Celles-là et d’autres maladies ont affligé les peuples primitifs depuis des millénaires et pendant tout ce temps, ni “guérisseur naturel” ni “remède naturel” n’ont réussi à les arrêter. La plupart peuvent être couramment guéries par la médecine moderne.

ou se résigner à ne jamais aller rendre visite aux habitants d’autres régions du monde à moins qu’on puisse y aller à pied, et à ne jamais communiquer avec ces gens-là;

Cela vaut mieux que d’écrire des lettres ou du courrier électronique. :-)

Les rencontres de personnes sont évidemment plus agréables à bien des égards que la communication à longue distance. Cela signifie-t-il que nous ne pouvons avoir les deux? Au risque de répéter ce qui est évident, Filiss communique ces remarques à travers un forum de discussion, sur le Web, ce qui permet à lui et à d’autres gens qui pensent comme lui de se lier et de disséminer de la propagande primitiviste tout leur soûl. Je ne veux pas dire que cela soit forcément hypocrite — il peut être raisonnable d’employer temporairement certaines méthodes même si l’on espère finalement les abolir. Néanmoins, il arrive un point où l’écart entre l’idéologie et la réalité devient assez amusant. Quand je vois ces gens pontifiant si facilement sur l’Internet à propos des maux de la technologie et des joies de la vie primitive, je me demande combien d’entre eux survivraient une semaine s’ils étaient subitement laissés en rade dans une région sauvage.

ou rester là sans rien faire alors que des hommes meurent de famines qui pourraient être jugulées par le transport de vivres d’un continent à l’autre.

Pourquoi meurent-ils de faim? Quel est le contexte?

Qu’est-ce que cela peut bien faire? Les famines actuelles sont bien sûr causées largement par la domination néo-colonialiste et disparaîtraient à la longue si le monde était réorganisé radicalement. La question est: que proposent les primitivistes de faire en attendant, s’ils tiennent à abolir les technologies des télécommunications et du transport?

Le problème c’est qu’en attendant, cette idéologie de plus en plus à la mode détourne l’attention des problèmes réels et des possibilités existantes. Un dualisme manichéen (la nature est le Bien, la technologie est le Mal) permet de ne tenir aucun compte des processus historiques et dialectiques compliqués. Il est tellement plus facile de rejeter la responsabilité de tous les maux sur un diable quelconque ou sur l’existence d’un péché originel.

Mal, diable, péché... Je crois que tu projettes ici ton propre dualisme. Je ne suis pas reponsable pour chaque mot écrit par Zerzan, Perlman, Moore, etc., mais je ne me souviens pas d’eux employant ces termes pour désigner ce que Zerzan a nommé “un mauvais tournant” . “Un mauvais tournant” reflète bien moins un aspect incommensurable de notre monde que ne le font les termes que tu évoques.

Comme je l’ai noté au-dessus, c’est évident que les primitivistes n’employeraient pas ces termes (bien que leurs diatribes contre “Léviathan” ou “la Mégamachine” font penser parfois au prédicateur dénonçant le diable). Le point ici, c’est que le dualisme Bien-Mal simpliste et non dialectique qui est évident dans pratiquement tous les écrits primitivistes remplace toute analyse sérieuse et objective.

Ce qui a commencé comme une remise en question légitime de la confiance excessive dans la science et dans la technologie finit par se transformer en une foi désespérée et encore moins justifiée dans le retour d’un paradis primitif, pour n’aboutir finalement qu’à une condamnation abstraite et apocalyptique du système actuel.*

Si tu voulais questionner la validité de la croyance en décriant la foi, je suis d’accord. Mais ce n’est pas juste de distinguer les primitivistes pour ce défaut. À la différence du marxisme des situationnistes, par exemple, nous, primitivistes, pouvons citer de véritables exemples, extraits de l’histoire et de la préhistoire, sur une manière de vivre qui est désirable, au moins à certains égards. Et c’est sur ces exemples, parmi d’autres choses, que nous fondons le corps de notre théorie.

Toutes sortes de sociétés passées étaient “désirables, au moins à certains égards” (tout en étant indésirables à d’autres égards). Il s’agit de déterminer quels aspects peuvent être adaptés le plus convenablement à notre propre situation. Si la théorie révolutionnaire ne peut citer aucun exemple “stable” du passé, c’est parce que les mouvements qui menacent l’ordre existant ont toujours été vite supprimés. Mais nous pouvons entrevoir des suggestions, en nous-mêmes et dans quelques brèves situations radicales, de ce qui pourrait être possible. S’il fallait “citer de véritables exemples” à nos buts, nous n’arriverions jamais à rien que ce soit de nouveau.

Les technophiles et les technophobes s’accordent pour traiter la technologie indépendamment des autres facteurs sociaux, ne divergeant que dans leurs conclusions, également simplistes, qui énoncent que les nouvelles technologies sont en elles-mêmes libératrices ou en elles-mêmes aliénantes.

J’attends vraiment une critique du primitivisme de quelqu’un qui a effectivement lu nos écrits. C’est pourquoi je fus un peu deçu quand Jason a répondu un peu brusquement à Ron Leighton quand ce dernier avait amicablement soulevé une critique sur la question de la réalisation du primitivisme. Je ne dis pas que Ken soit ici spécialement injurieux, mais il devient de plus en plus évident qu’il n’entre dans aucun des sujets dont nous discutons depuis longtemps. J’ai la politesse de faire une dissection méthodique de sa critique, mais j’attends encore de voir une seule citation de nous, par exemple. Au lieu de nous faire ces objections classiques, il aurait pu concentrer son attention sur le propos de telle ou telle critique anti-technologiste qui explique pourquoi la technologie n’est pas neutre. Voici une de mes questions à Zerzan sur ce sujet:

Filiss: “Comment réponds-tu à l’affirmation courante que la technologie soit neutre?”

Zerzan: “La technologie n’a jamais été neutre, comme quelque outil discret qui serait détachable de son contexte. Elle partage et exprime toujours les valeurs fondamentales du système social dans lequel elle est enfoncée. La technologie est le langage, la contexture, l’incarnation des arrangements qu’elle maintient ensemble. L’idée qu’elle serait neutre, c’est-à-dire qu’elle serait séparable de la société, est un des plus grandes mensonges qui soit. Il est évident, pour ceux qui défendent le piège mortel high-tech, qu’ils veulent nous faire croire que la technologie est neutre.”

Ou bien il aurait pu citer des extraits d’Ellul ou de Sale, etc., pour expliquer pourquoi il pensait que leurs arguments seraient faux. Même Bookchin a eu la politesse de nous citer.

Eh bien, si nous concentrons notre attention sur le passage même cité par Filiss, nous trouvons que Zerzan tombe dans la confusion courante entre “neutre” et “séparable de la société”. Quand les gens disent que la technologie est neutre, ils veulent dire que la plupart des technologies ne sont bonnes ni mauvaises en soi, que cela dépend sur l’emploi qui en est fait (un meurtrier peut utiliser un couteau pour vous tuer, un chirurgien peut l’utiliser pour sauver votre vie). Quand les technophobes déclarent que la technologie n’est pas neutre, ils veulent dire que les technologies sont en soi mauvaises et que l’on ne peut en faire de bons usages (ou au moins que tout bon usage est inévitablement compensé par de mauvais effets secondaires). En disant cela, ils impliquent effectivement que la technologie est bien séparable de la société, parce qu’elle serait mauvaise en soi, sans tenir compte de la société. Mais Zerzan dit aussi que la technologie “partage et exprime toujours les valeurs fondamentales du système social dans lequel elle est enfoncée”. Si cela est vrai, alors la technologie n’est pas mauvaise en soi: une société libérée et non-exploiteuse créera naturellement des technologies libérées et non-exploiteuses, tout comme le présent système social aliéné produit naturellement des formes (ou des usages) aliénés de la technologie.

Tant que le capitalisme aliénera l’activité humaine en la fragmentant en fonction de buts autonomes qui échappent au contrôle de leurs créateurs, les technologies partageront cette aliénation et seront utilisées pour la renforcer.

Je voudrais savoir qu’est-ce que cela pourrait bien signifier, si ce n’est pas une simple mystification marxiste. Et comment cela pourrait-il être appliqué logiquement dans une société technologique?

Pour l’essentiel, ce n’est qu’une autre manière d’exprimer ce que je venais de dire: un système (le capitalisme) qui aliène tout va naturellement produire des formes de technologie aliénées, et il orientera ces technologies pour qu’elles le renforcent.

Mais quand les gens se libéreront de cette domination, ils n’auront aucun mal à rejeter les technologies nuisibles tout en adaptant les autres à des emplois salutaires.
       Certaines technologies — le nucléaire en est l’exemple le plus évident — sont en effet si terriblement dangereuses qu’on y mettra fin sans tarder. Et beaucoup d’autres industries, qui produisent des marchandises inutiles ou superflues, disparaîtront d’elles-mêmes quand cesseront leurs raisons d’être commerciales. Mais bien d’autres (l’électricité, la métallurgie, la réfrigération, la plomberie, l’imprimerie, l’enregistrement, la photographie, les télécommunications, l’outillage, le textile, les machines à coudre, les instruments chirurgicaux, les anesthésiques, les antibiotiques, etc.), quels que soient leurs usages actuels nocifs, ne comportent pas, ou pratiquement pas de défauts inévitables.

Mais il faut du travail pour créer ces choses, et souvent aussi pour les utiliser, et nous cherchons tous une vie sans temps mort, non?

Oui, il faut quelque “travail” pour les créer, mais ce travail n’est pas forcément le salariat. Une vie sans temps mort ne veut pas dire une vie où il n’est jamais nécessaire de lever le petit doigt ni de se servir de sa tête. Voir la section de La Joie de la Révolution qui s’appelle “La transformation du travail en jeu”.

Il s’agit seulement d’en faire meilleur usage, de les soumettre au contrôle populaire,

Explique. Quel est contrôle populaire?

Pour l’essentiel, c’est ce qui a été envisagé par presque tous les anarchistes (jusqu’à l’avènement de l’anarcho-primitivisme). Le reste de ce chapitre de La Joie de la Révolution traite en détail des possibilités diverses de l’organisation sociale libérée.

d’y introduire quelques améliorations d’ordre écologique et de les reconvertir à de fins humaines plutôt que capitalistes.

La différence étant...? De quelle manière les fins capitalistes sont-elles différentes des fins humaines dans le contexte de la production industrielle? Et les fins humaines, en contraste avec les fins capitalistes, comment pourraient-elles être réalisées dans le contexte de la production industrielle?

Les fins capitalistes, ce sont des choses comme l’augmentation de bénéfices ou la domination des travailleurs par les propriétaires. Les fins humaines, ce sont des choses comme les gens décidant ce qu’ils leur faut ou bien ce qu’ils veulent faire, et résolvant entre eux les problèmes d’une manière qui leur semble la plus agréable et la plus efficace en vue de réaliser ces buts (y compris en choisissant, rejetant ou modifiant toutes les technologies qui sont à leur disposition).

D’autres technologies sont plus problématiques. On continuera à en avoir besoin dans une certaine mesure, mais leurs aspects nuisibles et irrationnels seront supprimés dès que possible. Si l’on considère l’industrie de l’automobile, son énorme infrastructure (usines, rues, autoroutes, stations d’essence, puits de pétrole), l’ensemble de ses inconvénients et la totalité de ses coûts cachés (embouteillages, stationnement, réparations, assurances, accidents, pollution, destruction des villes), on doit admettre qu’il y a une quantité d’autres moyens de transport préférables. Mais cette infrastructure a quand même l’avantage d’exister. Il est donc probable que la nouvelle société continuera à utiliser les voitures et les camions existants pendant quelques années encore, tout en s’occupant activement du développement de moyens de transport plus pratiques afin de les remplacer graduellement quand ils s’useront. Des véhicules personnels à moteurs non-polluants

Quel moteurs non-polluants? Explique.

Des moteurs qui ne polluent pas. Du genre de ceux qui sont en voie de développement en ce moment même, et qui auraient été développés il y a longtemps si n’avait été la resistance des compagnies pétrolières, de l’industrie automobile et d’autres intérêts économiques établis.

pourront continuer à être utilisés dans les régions rurales, mais la plus grande partie de la circulation urbaine (à quelques exceptions près, telles que les voitures de livraison, les voitures de pompiers, les ambulances, les taxis à l’usage des handicapés) pourra être remplacée par diverses formes de transports en commun, permettant la reconversion de nombreuses rues et autoroutes en parcs, jardins, squares et pistes cyclables. Les avions seront toujours utilisés pour les voyages intercontinentaux, rationnés s’il le faut,

RATIONNÉS??? Rationnés par qui?

Par le peuple. C’est comme lorsqu’une dizaine d’amis se joignent pour dîner et il n’y a que dix morceaux de gâteau, ils s’accordent entre eux de se “rationner” à un morceau pour chacun; tandis qu’à une autre occasion, lorsqu’ il y a plein de gâteaux, tout le monde peut en manger à sa faim.

et pour certains envois urgents, mais l’abolition du salariat libérera du temps et permettra de voyager de manière plus paisible et plus lente — par bateau, par chemin de fer, en bicyclette ou à pied.

Bateaux — construits par qui? Chemins de fer — construits par qui? Bicyclettes — construites par qui? En considérant que les gens ne soient plus salariés, quelle serait leur motivation pour faire ces choses?

Comme je l’ai noté ailleurs: “Il me paraît étrange d’être obligé d’expliquer à des anarchistes des positions anarchistes élémentaires. Quand on leur a demandé comment une société anarchiste fonctionnerait, les anarchistes ont toujours répondu en disant qu’une fois que les gens seront libérés des répressions politiques et économiques, ils auront une forte tendance à coopérer volontairement pour régler tout ce qui est nécessaire; et qu’ils seront probablement bien plus créatifs pour résoudre tout problème qui pourrait subsister. Les anarcho-technophobes semblent avoir abandonné cette conviction. (...) Si certains biens sont actuellement produits d’une manière aliénante, dans les conditions d’exploitation capitalistes, ils semblent trouver inconcevable que des gens libérés puissent prendre conscience de ce problème et parvenir à le régler d’une manière différente, plus raisonnable et plus agréable — en produisant moins de ces biens, par exemple, ou en les modifiant pour qu’ils soient plus faciles à construire et à réparer, ou encore en automatisant la plupart des tâches et partageant plus équitablement celles qui restent” (Examen de quelques-unes des réactions à Public Secrets).

Dans ces questions, comme dans d’autres, ce sera aux gens concernés d’expérimenter pour découvrir ce qui marche le mieux. Dès qu’ils pourront déterminer par eux-mêmes les buts et les conditions de leur travail, il leur viendra naturellement toutes sortes d’idées pour le rendre plus efficient, plus sûr et plus agréable.

Cela est au moins en partie une fantaisie. Le capitalisme récompense déjà les idées pour rendre le travail plus bref, comme cela augmente la productivité. Augmenter la sécurité veut dire souvent RÉDUIRE la productivité, quel serait donc ton choix? Plus agréable? Sans doute pourrait-on faire certaines choses pour rendre les conditions de travail plus agréables, mais la production a ses propres exigences. Ce n’est pas possible de rendre la chaîne de montage TRÈS amusante.

Je ne prétends pas que la vie serait en permanence 100% amusante (bien qu’elle serait certainement beaucoup plus agréable que maintenant). Il reviendrait aux gens concernés de décider comment ils pèseraient les différentes priorités — sécurité, productivité, plaisir, etc. Par ailleurs, ils n’auraient pas à décider tous de la même manière. Diverses communautés et contrées différentes choisiraient diverse priorités et styles de vie différents (y compris sans doute divers types de néo-primitivisme), et les gens graviteraient vers ceux qu’ils trouveraient les plus sympathiques.

Et ces idées n’étant plus brevetées ni protégées en tant que “secrets industriels”,

Intéressant. Tu dis que ces méthodes ont de la valeur productive, et que cette valeur est reconnue par les patrons. Leur réalisation, pourquoi donc serait-elle plus probable dans ta société idéale que dans la nôtre?

Une entreprise capitaliste a une motivation de garder de telles méthodes au secret (ou de les faire breveter) pour qu’elle puisse maintenir un monopole et garder ses prix au plus haut. Par contre, dans une société non-capitaliste, où personne n’aurait aucun intérêt économique à un tel monopole, tout le monde gagnerait en favorisant la plus grande transparence des idées et de l’information, pour augmenter les habiletés et la créativité de tous, pour que toutes les tâches nécessaires soient partagées aussi largement et effectivement que possible.

elles se répandront rapidement et inspireront de nouvelles améliorations. Avec l’élimination des mobiles commerciaux, les gens pourront aussi redonner toute leur importance aux facteurs sociaux et écologiques ainsi qu’aux considérations purement quantitatives du temps de travail.

C’est-à-dire que d’autres facteurs s’y glisseraient qui réduiraient finalement la productivité?

Oui.

Si la production des ordinateurs, par exemple, implique actuellement une certaine quantité de travail surexploité et engendre une certaine pollution (bien moins cependant que celle engendrée par les industries traditionnelles),

Je ne sais pas grand-chose sur les aspects polluants ou non polluants des industries avancées comme la fabrication des puces électroniques. La construction de leurs usines coûte très cher — environ un milliard de dollars. Et ces frais reflètent d’énormes quantités de travail à un niveau ou un autre, en plus d’impliquer des activités qui produisent à un certain niveau la pollution, qu’elle provienne de la fabrication elle-même ou d’ailleurs indirectement. Comme il ne s’agit pas d’un genre de pollution que nous avons l’habitude de mesurer, ou qui peut être mesurée facilement, nous pouvons en être moins conscient, mais elle existe néanmoins.

Le fait que certaines choses soient actuellement produites d’une certaine manière n’implique pas que c’est la seule manière par laquelle elles pourraient être produites. Comme je le dis à la suite dans la phrase:

il y a tout lieu de croire que de meilleures méthodes pourront être découvertes dès que les gens s’attaqueront au problème — très probablement par un emploi judicieux de l’automatisation informatisée.

Il existe déjà des compensations à cela dans la société actuelle. Des compagnies telles que Ford, IBM et bien d’autres sollicitent des idées de la part des travailleurs pour augmenter la productivité. Et ils leur offrent des compensations.

Et alors?

Heureusement, en règle générale, plus une tâche est répétitive, plus elle est facile à automatiser.
       La tendance sera de simplifier les fabrications de base en utilisant des procédés qui favorisent la flexibilité optimale. Les techniques seront rendues plus uniformes et plus compréhensibles, pour que n’importe qui doué d’une formation générale minimale puisse effectuer des constructions, des réparations, des modifications et d’autres opérations qui exigeaient auparavant des formations spécialisées.

Quand cette tendance pousse contre la productivité, laquelle choisiras-tu? À temps différents, des technologies différentes se développent et sont réalisées de manière différente. Les technologies deviennent souvent extrêmement complexes, et il faut la participation d’un technicien spécialisé. Par exemple, les jeux vidéo ne sont pas faits avec des bouts de bois. D’autre part, les entreprises préféreraient une production modulaire dans la mesure du possible, pour en économiser les coûts et les tracas de salariés spécialisés. Cette tendance est ainsi déjà inhérente au capitalisme. Ta société idéale, comment pourrait-elle porter cette tendance plus loin, et qu’est-ce qu’elle pourrait faire de plus?

Les capitalistes et les bureaucrates optent pour une solution ou une autre (qu’elle soit plus modulaire ou plus complexe) selon que, d’une alternative à l’autre, augmentent leurs bénéfices ou leur pouvoir, tandis que les gens dans une société libérée décideraient en fonction de facteurs tels que commodité, équité, sécurité et plaisir.
       Entre parenthèse, la société que je décris dans La Joie de la Révolution n’est pas ma “société idéale” (à savoir la société la plus parfaite que je pourrais imaginer). C’est une société que je crois être raisonnablement possible, pour des êtres humains faillibles, à créer dans une période de temps relativement courte, en partant des conditions actuelles, et qui serait suffisamment flexible et pluralistique pour s’accommoder à une grande variété de goûts et de tempéraments.

Les outils, les appareils, les matières premières, les pièces de rechange et les modules architecturaux seront probablement standardisés et fabriqués en série, laissant les raffinements faits sur mesure à de petites “industries à domicile” et les travaux de finitions potentiellement les plus créatifs aux utilisateurs individuels.

J’eus l’impression que ces choses étaient déjà largement standardisées et fabriquées en série. Je ne crois pas que tu veuilles dire que le tournevis typique des temps modernes soit fabriqué à partir d’un morceau de fer par un forgeron. Qu’impliques-tu?

Dans le système actuel, les produits de base ne sont standardisés que d’une façon assez erratique (il reste bien des différences de marque irrationnelles), tandis que les “raffinements” sont souvent standardisés d’une manière inopportune (pour maximiser les bénéfices), ce qui oblige les gens de choisir entre un nombre limité de modèles qui sont imposées par les grandes entreprises. Dans une société libérée, les gens décideraient probablement que la fabrication en série serait la meilleure façon de fournir certains biens nécessaires pour tout le monde, tout en laissant d’autres aspects aux diverses initiatives des gens. Par exemple, peu de gens voudraient prendre la peine de filer et tisser leur propre tissu — c’est une sorte de chose qu’il convient de fabriquer en série dans quelques usines qui pourraient être presque complètement automatisées — mais bien des gens pourraient vouloir prendre ce tissu pour créer leur propres vêtements à leur goût.

Dès que le temps ne sera plus de l’argent, nous verrons peut-être, comme le voulait William Morris, un retour à des activités artisanales qui exigent beaucoup de “travail” minutieux réalisé par des gens qui aiment créer et donner, et qui se soucient de leurs créations comme des personnes auxquelles elles sont destinées.

Peut-être le temps ne sera plus l’argent s’il y a quelque autre moyen d’échange (bien que je soupçonne que tu ne parles que d’un équivalent de l’argent sous un autre nom), mais la productivité reflète le rendement productif. Et je ne vois toujours pas comment tu penses augmenter substantiellement la productivité.

Il ne serait pas nécessaire d’augmenter la productivité globale. Les gens produiraient plus de certaines choses utiles (un logement pour tout le monde, par exemple) tout en cessant de produire un bien plus grand nombre de choses qui ne sont produites actuellement que pour faire des bénéfices ou renforcer le système (par exemple, les prisons, les bombes, les banques, les pubs, et toute sorte de marchandise de pacotille).
       Quant à la question de l’argent, au lieu de “soupçonner” ce que je voulais dire, il serait plus éclairant de lire la section de La Joie de la Révolution où je l’aborde (“L’abolition de l’argent”).

Certaines communautés pourront choisir de conserver un assez grande nombre de technologies lourdes, mais sécurisées écologiquement, bien entendu. D’autres opteront peut-être pour des styles de vie plus simples, quoique soutenus par certains moyens techniques permettant cette simplicité, ou utiles en cas de nécessité. Des génératrices solaires et des systèmes de télécommunications reliés par satellite, par exemple, permettront de vivre dans les bois sans avoir besoin de lignes électriques ou téléphoniques. Si l’énergie solaire disponible sur terre et les autres sources d’énergie renouvelables se révélaient insuffisantes, d’immenses récepteurs solaires en orbite pourraient produire une quantité pratiquement illimitée d’énergie non-polluante.

Et nous aurions des carburateurs permettant 100 kilomètres par litre, et des ampoules durant 100 ans... Il y a des problèmes techniques sérieux pour mettre des récepteurs solaires dans l’espace, Ken. Je ne sais pas à quelle distance nous sommes pour que cela puisse être un investissement plus sage que celui de mettre simplement des récepteurs dans le désert. Et quels seraient les besoins énergétiques d’une société qui pourrait efficacement produire et lancer de tels récepteurs? Et pourquoi cela aurait plus de chance de se produire dans ta société idéale plutôt que dans la société actuelle?

Parce que dans la société actuelle, l’énergie solaire et d’autres sources d’énergie renouvelables sont en contradiction avec les bénéfices des capitalistes en place, leur développement est donc freiné.
       À vrai dire, je soupçonne que les ressources planétaires suffiraient à combler les besoins de la société que je prévois; je n’ai mentionné des récepteurs en orbite que comme une des possibilités nombreuses si elles ne suffisaient pas. En tout cas, les “problèmes technologiques sérieux” tendent à se dissiper bien plus vite que quiconque s’y attend.

D’autre part, la plupart des régions du Tiers-Monde se trouvent dans des zones intertropicales où l’énergie solaire peut être très efficace. Au début d’une transition révolutionnaire, leur pauvreté sera source de difficultés, mais leurs traditions d’autarcie coopérative, ajoutées au fait qu’elles ne sont pas encombrées d’infrastructures industrielles dépassées, pourront leur donner quelques avantages compensateurs quand il s’agira de créer des nouvelles structures plus écologiques.

Cela est une méprise courante sur l’économie politique. Le fait de n’avoir aucune infrastructure industrielle offre peu d’avantage sur le fait d’avoir de vieilles infrastructures. Tôt ou tard on arrivera au point où on pourra simplement construire de nouvelles infrastructures industrielles.

Je ne prétendais pas que les régions sous-développées sont dans une position favorable; j’observais simplement que dans un ordre social libéré elles pourraient avoir certains avantages pour contrebalancer partiellement leurs désavantages initiaux.

En puisant sélectivement dans les régions développées les informations et les techniques dont elles estiment avoir besoin, elles pourront sauter l’horrible stade “classique” de l’industrialisation et de l’accumulation du capital, pour passer directement à des formes d’organisation post-capitalistes.

Comment? En utilisant des biens et des produits qu’elles décident de ne pas fabriquer chez elles parce qu’elles en craignent les dégâts écologiques? Dans une certaine mesure, c’est la pratique courante des pays occidentaux.

Non. En utilisant des produits et des informations qu’elles-mêmes n’auraient pas été capables de développer sans, dans un premier temps, avoir traversé le stade “classique”. Sous le présent système social, les pays industrialisés profitent de leur développement pour refiler, voire imposer, leurs marchandises aux pays du Tiers-Monde et pour garder ceux-ci dans un état de dépendance vis-à-vis de l’économie mondiale. Avec l’abolition de ce système, les gens des régions sous-développées seraient libres d’adopter tout ce qu’ils trouvent utile et de rejeter tout ce qu’ils ne trouvent pas utile, au lieu d’être contraints d’acheter et d’emprunter sur ordre des capitalistes. Par exemple, ils pourraient vite établir des réseaux de communication sans-fil sans avoir eu à passer par le stade du fil lourd et laid qu’ont dû traverser les pays avancés.

D’ailleurs, l’influence ne sera pas forcément en sens unique: quelques-unes des expériences sociales les plus avancées dans l’histoire ont été réalisées pendant la révolution espagnole par des paysans illettrés vivant dans des conditions pratiquement tiers-mondistes.

Il y a quelques controverses sur ce sujet. Voici un lien: www.jim.com/cat/blood.htm.

Le lien recommandé par Filiss est un site libertaire-de-droite qui colporte quelques histoires tendancieuses sur des atrocités censées avoir été faites par les anarchistes espagnols, et qui conclut que ceux-ci étaient trop “socialistes” parce qu’ils ont entravé le marché libre. (Une réfutation méthodique de cet avis se trouve à http://anarchism.ws/writers/anarcho/jamesdstuff/blood.html.) Tout en admettant que la révolution espagnole avait des défauts, les anarchistes et d’autres révolutionnaires l’ont toujours évoquée, à juste titre, comme probablement l’exemple le plus riche des possibilités de la créativité populaire autonome. Le fait qu’aujourd’hui on voit souvent les anarcho-primitivistes la dénigrant permet de se rendre compte combien ils se sont éloignés de toute considération sérieuse des possibilités révolutionnaires.
       Ailleurs sur l’Anarchy Board Filiss a posé un article d’un autre primitiviste, John Moore, qui contient ce passage: “La déclaration fière de Chomsky, selon laquelle ‘la production a continué efficacement’ pendant la révolution espagnole, constitue en réalité une profonde condamnation, une indication que la libération n’a pas été achevée. Dans une anarchie authentique, les usines seraient fermées ou reconstituées totalement, la production technologique seraient abandonnée ou transformée radicalement.” Dans un débat qui s’en suivait, Filiss a prétendu que cela ne voulait pas dire que Moore insistait sur le fait que les gens devaient abandonner immédiatement la production technologique. Mais alors, pourquoi serait-ce une “profonde condamnation” des travailleurs espagnols qui ne l’ont pas fait? Moore et Filiss, auraient-ils exhorté ces travailleurs de cesser de produire les choses essentielles à la vie, ou les armes et les munitions dont ils avaient un besoin si désespéré dans la guerre contre les fascistes? Sinon, quelle sorte de “transformation radicale” avaient-ils précisément dans l’esprit?

Il faut ajouter que les habitants des régions développées n’auront pas besoin d’accepter une triste période transitionnelle “d’espérances réduites” pour permettre aux régions moins développées de les rattraper. Cette erreur très répandue découle de la supposition fausse que la plupart des produits actuels sont désirables et nécessaires, ce qui impliquerait qu’une plus grande part pour autrui diminue la nôtre. En réalité une révolution dans les pays développés supprimera immédiatement tant de marchandises et d’entreprises absurdes et inutiles que même s’il y avait une pénurie temporaire de certains biens ou services, les gens vivraient quand même mieux que maintenant, y compris sur le plan matériel.

Il faut être plus clair. De quoi s’agit-il? Donne quelques exemples.

Dès que leurs problèmes immédiats seront réglés,

Quels problèmes, et comment?

Il y a des dizaines d’exemples partout dans ce chapitre. Filiss ne semble pas avoir pris la peine de lire le reste de La Joie de la Révolution, dont la section discutée ici n’est qu’une mince partie.

la plupart des gens apporteront une aide enthousiaste à ceux qui sont moins dotés. Mais cette assistance sera volontaire, et en général elle n’impliquera aucun sacrifice important. Donner de son travail, des matériaux de construction ou du savoir-faire architectural pour que d’autres puissent bâtir des maisons pour eux-mêmes, par exemple, n’exigera pas que l’on démonte sa propre maison. La richesse potentielle de la société moderne ne consiste pas seulement en biens matériels, mais aussi en connaissances, idées et techniques, en inventivité, enthousiasme, compassion et autres qualités qui s’accroissent en étant partagées.

Il te faut plus de clarté pour démontrer que les gens voudraient faire de telles choses. Il se peut que tu sois sur une piste intéressante, comme autrefois les gens aidaient leurs voisins à construire des maisons, etc., mais c’était avant la télévision et la construction des maisons était bien plus facile (pas d’électricité, pas de plomberie). Les gens étaient plus proches de leurs communautés... mais attend, nous approchons là des manières de vivre qui sont tenues en haute estime par les primitivistes. :-)

Pourquoi ne voudraient-ils pas le faire? Il est satisfaisant d’aider autrui et il est agréable d’être apprécié pour l’avoir fait. Il n’y a rien d’obscur sur ma “piste intéressante” — ce sont les mêmes sortes de tendances à la coopération et à l’aide mutuelle qui ont été évoquées par Kropotkine et d’autres anarchistes depuis plus qu’un siècle. Il n’y a aucune raison de croire que les gens qui s’y connaissent en électricité ou en plomberie, ou en n’importe quelle autre technologie utile, seraient, en partageant leur savoir-faire, moins généreux que les gens des siècles passés.

Note en bas de page: *Fredy Perlman, auteur d’une des diatribes les plus extrémistes de cette tendance: Contre l’histoire, contre le Léviathan (1983), a fourni une très bonne critique de ses propres thèses dans son livre précédent sur C. Wright Mills, The Incoherence of the Intellectual (Black and Red, 1970): “Cependant même si Mills rejette la passivité avec laquelle les hommes acceptent leur propre atomisation, il ne lutte plus contre elle. L’homme cohérent et autodéterminé devient un être exotique qui a vécu dans un passé lointain et dans des circonstances matérielles extrêmement différentes. (...) Il ne s’agit plus d’un programme de droite qui pourrait être combattu par un programme de gauche, mais plutôt d’un spectacle extérieur qui suit son cours comme une maladie. (...) La fissure entre la théorie et la pratique s’élargit, les idéaux politiques ne peuvent plus se transformer en projets pratiques.”

Je dirais que l’approfondissement de la critique effectué par Perlman et d’autres est une partie essentielle pour obtenir une idée claire sur les actions à faire. Mais comme je l’ai dit plus haut, je suis d’accord que la pensée primitiviste a bien inclus trop peu de discussion sur la question de la réalisation.

Il me semble que si les primitivistes ont répugné à discuter comment leur idéal pourrait être réalisé, c’est parce qu’ils pressentent qu’il ne peut l’être. La prétention risible que “la pensée primitiviste” soit en train d’ “approfondir la critique” dissimule le fait que le primitivisme a battu en retraite devant toute critique sociale sérieuse, en substituant une idylle exotique à toute analyse stratégique sur les possibilités actuelles. Loin de favoriser “une idée claire sur les actions à faire”, il tend, comme toutes les idéologies, à renforcer le système existant en encourageant la passivité, la confusion et la séparation. C’est pourquoi ses partisans — qui dans la majorité des cas ne savent rien sur le capitalisme sauf quelques slogans à la mode et moins encore sur comment on pourrait le dépasser — ne peuvent rien faire d’autre qu’osciller entre un extrémisme rhétorique et délirant et des pratiques éco-réformistes les plus inoffensives.

 


Version française de The Poverty of Primitivism. Traduit de l’américain par Ken Knabb et Didier Somvongs (2001). Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions Sulliver).

Pour la réponse de Filiss au texte présent, allez à http://www.primitivism.com/impoverishment.htm. Je crois que cette réponse-là n’exige aucun commentaire supplémentaire.

Pour une discussion de deux autres réactions technophobes (celles de John Zerzan et de Fifth Estate), allez à Examen de quelques-unes des réactions à Public Secrets.


[Autres textes en français]

 

    


HOME   INDEX   SEARCH


Bureau of Public Secrets, PO Box 1044, Berkeley CA 94701, USA
  www.bopsecrets.org   knabb@bopsecrets.org