B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

LA JOIE DE LA RÉVOLUTION

 

Chapitre 2: Préliminaires

 

Brèches individuelles
Interventions critiques
La théorie contre l’idéologie
Éviter les faux choix, élucider les véritables choix
Le style insurrectionnel
Le cinéma radical
Le ludisme
Le scandale de Strasbourg
Misère de la politique électorale
Réformes et institutions alternatives
Le politiquement correct ou l’aliénation égale pour tous
Inconvénients du moralisme et de l’extrémisme simpliste
Avantages de l’audace
Avantages et limites de la non-violence

 



2. Préliminaires


“L’individu ne peut savoir ce qu’il est réellement avant de s’être réalisé par l’action. (...) L’
intérêt qu’il trouve à quelque chose est déjà la réponse à la question de savoir s’il doit agir ou non, et comment.”

—Hegel, La phénoménologie de l’esprit

 

Brèches individuelles

Je m’efforcerai dans ce texte de répondre à quelques-unes des objections les plus courantes à l’idée d’une telle révolution. Mais tant que ceux qui les formulent demeureront passifs, aucun argument au monde ne saurait les ébranler, et ils continueront à s’abriter derrière le sempiternel refrain: “C’est une idée sympathique, mais elle n’est pas réaliste, elle méconnaît la nature humaine, les choses ont toujours été comme ça...” Ceux qui ne réalisent pas leurs propres potentialités sont rarement capables de reconnaître celles des autres.

Pour paraphraser un vieux proverbe plein de sens, il nous faut la force de résoudre les problèmes qui sont à notre portée, la patience d’endurer ceux que nous ne pouvons résoudre, et la sagesse de faire la distinction entre ces deux catégories. Mais il faut garder à l’esprit que les problèmes qui ne peuvent pas être résolus par des individus peuvent parfois être résolus collectivement. Découvrir que d’autres partagent le même problème, c’est souvent le début d’une solution.

Bien sûr, on peut parfois résoudre certains problèmes de manière individuelle, par la thérapie, la spiritualité ou simplement par le bon sens, en se débarassant d’une conduite ou d’une habitude néfastes ou en essayant quelque chose de nouveau. Mais je ne m’intéresse pas ici à ces expédients individuels, quelle que soit, dans certaines limites, leur utilité, mais à ces moments où les gens se projettent vers “l’extérieur” et se lancent dans des entreprises délibérément subversives.

Il existe plus de possibilités d’agir qu’on ne pourrait le penser à première vue. À partir du moment où l’on refuse de se laisser intimider, certaines sont assez simples à mettre en oeuvre. Vous pouvez commencer n’importe où, et de toute façon, il faut bien commencer quelque part. Croyez-vous qu’on puisse apprendre à nager sans jamais entrer dans l’eau?

Dans certains cas il suffit d’un peu d’action pour couper court à un interminable verbiage et retrouver une perspective concrète. Point n’est besoin que le domaine d’intervention soit forcément capital. Si l’inspiration fait défaut, une entreprise même relativement arbitraire peut faire bouger des choses et pareillement aussi nous réveiller.

À d’autres moments, au contraire, il faut rompre la chaîne d’actions et de réactions compulsives, détendre l’atmosphère, créer un peu d’espace à l’abri de la cacophonie du spectacle. Presque tout le monde fait ça à un niveau ou à un autre, par simple réflexe d’autodéfense psychique, que ce soit en pratiquant une forme de méditation, en se livrant à une activité quelconque ayant le même résultat (cultiver son jardin, faire une promenade, aller à la pêche), ou bien simplement en faisant une pause dans la routine quotidienne pour respirer à fond, pour revenir un instant au “centre paisible”. Si l’on ne se ménage pas un tel espace, il est difficile d’avoir une perspective saine sur le monde, et même de rester en bonne santé mentale.

Une des méthodes que j’ai trouvées efficaces, c’est de poser les questions par écrit. Nous essayons souvent de raisonner avec des éléments contradictoires, et nous ne nous en rendons pas compte tant que nous n’avons pas essayé de les mettre sur le papier. Le bénéfice est en partie psychologique: certains problèmes perdent leur pouvoir sur nous une fois qu’ils sont mis à plat, car nous pouvons ainsi les considérer plus objectivement. De plus, le fait d’écrire nous permet de mieux organiser nos pensées et de discerner plus clairement les enjeux et les choix possibles.

On m’a parfois reproché d’avoir exagéré l’importance de l’écriture. Certes, on peut régler bien des questions plus directement. Cependant, pour être communiquées, réalisées, débattues et corrigées de manière efficace, même les actions non verbales exigent réflexion, discussion, et le plus souvent le recours à l’écrit.

De toute façon, je ne prétends pas traiter tous les sujets. Je n’aborde que les questions sur lesquelles je crois avoir quelque chose à dire. Si vous pensez que j’ai omis de traiter un sujet important, pourquoi ne pas le faire vous-même?

 

Interventions critiques

L’écriture vous permet de mettre au point vos idées tranquillement, quelle que soit votre aisance oratoire et sans souci du trac. Vous énoncez votre pensée une fois pour toutes, au lieu d’avoir à vous répéter sans cesse. Si la discrétion s’impose, votre texte peut circuler anonymement. Les gens le lisent alors à leur propre rythme, s’arrêtent pour y réfléchir ou vérifier certains points, le reproduisent, l’adaptent, le recommandent à d’autres. Une discussion orale permet parfois d’obtenir des réactions plus rapides et plus fouillées, mais elle peut aussi disperser votre énergie, vous empêcher d’approfondir vos idées et de les mettre en pratique. Ceux qui se trouvent dans la même ornière que vous auront tendance à résister à vos tentatives d’en sortir, parce que votre échappée réussie sonne comme un défi à leur propre passivité.

Parfois, le meilleur moyen de “provoquer” de telles personnes est simplement de les laisser en arrière et de poursuivre votre chemin. (“Hé! Attendez-moi!”) Ou bien, c’est de porter le dialogue à un autre niveau. Une lettre oblige l’auteur et le destinataire à préciser leurs idées. La communication de cette correspondance rendra l’échange plus fécond. Une lettre ouverte élargira considérablement le cercle de la discussion. Si vous réussissez à créer une réaction en chaîne, grâce à laquelle de plus en plus de gens découvrent votre texte, voyant que d’autres le lisent et le discutent avec passion, personne ne pourra plus prétendre qu’il n’a pas conscience des questions que vous avez soulevées.(1)

Supposons, par exemple, que vous critiquiez un groupe parce qu’il est hiérarchique, c’est-à-dire qu’il permet à un chef d’avoir de l’autorité sur ses membres mués en suiveurs. Une conversation privée avec un d’entre eux ne va probablement provoquer qu’une série de réactions défensives contradictoires, contre lesquelles il serait vain d’argumenter (“Non, il n’est pas vraiment notre chef... Et même s’il l’est, il n’est pas autoritaire... Et de toute façon, de quel droit le critiquez-vous?”). Une critique publique, par contre, force la question à venir au jour, mettant ainsi les membres du groupe en porte-à-faux. Si l’un refuse d’admettre son caractère hiérarchique, un deuxième en conviendra, justifiant la chose en attribuant à son chef une perspicacité supérieure; ce qui peut amener un troisième à réfléchir.

D’abord fâchés que vous ayez troublé leur petite situation douillette, ils vont probablement serrer les rangs et dénoncer votre “attitude négative” ou votre “arrogance élitiste”. Mais si votre intervention a été suffisamment pénétrante, elle aura un effet à retardement. Le chef devra se tenir à carreau, parce que chacun sera désormais plus attentif à tout ce qui semblerait confirmer votre critique. Pour essayer de vous démentir, les membres exigeront peut-être que le groupe se démocratise. Et même si celui-ci se montre inaccessible au changement, son exemple pourra servir d’illustration édifiante pour un public plus large. D’autres y seront sensibles, étant moins impliqués affectivement, y compris des gens qui, sans votre critique seraient peut-être tombés dans le même panneau.

Il est généralement plus efficace de critiquer les institutions que d’attaquer des individus qui s’y trouvent compromis. Non seulement parce que la machine est plus importante que ses pièces remplaçables, mais aussi parce que cette tactique permet aux individus de sauver la face en se dissociant de la machine.

Mais vous aurez beau agir avec beaucoup de tact, une critique significative provoquera presque toujours des réactions défensives irrationnelles, s’appuyant sur l’une ou l’autre de ces idéologies en vogue qui prétendent démontrer l’impossibilité de toute approche rationnelle des problèmes sociaux. Et cela pourra aller jusqu’aux attaques personnelles. La raison est dénoncée comme froide et abstraite par les démagogues qui trouvent plus facile de jouer sur les sentiments, la théorie est méprisée au nom de la pratique, etc....

 

La théorie contre l’idéologie

Théoriser, ce n’est rien d’autre que d’essayer de comprendre ce que l’on fait. Nous sommes tous des théoriciens chaque fois que nous discutons honnêtement de ce qui est arrivé, chaque fois que nous essayons de distinguer ce qui est significatif de ce qui ne l’est pas, ce qui a marché de ce qui n’a pas marché, de façon à faire mieux la prochaine fois. La théorie radicale, cela consiste simplement à parler ou à écrire à plus de gens, sur des questions plus générales, dans des termes plus abstraits (c’est-à-dire qui seront d’une application plus étendue). Ceux qui prétendent rejeter la théorie élaborent, eux aussi, des théories. Seulement, ils le font inconsciemment et un peu n’importe comment. Leurs théories comportent donc plus d’erreurs.

La théorie sans les détails est creuse, mais les détails sans la théorie sont aveugles. La pratique met la théorie à l’épreuve, mais la théorie inspire aussi la pratique.

La théorie radicale n’a rien à respecter et rien à perdre. Elle se critique elle-même aussi bien que toute autre chose. Ce n’est pas un acte de foi, mais une généralisation provisoire que les gens doivent continuellement vérifier et corriger par eux-mêmes, une simplification pratique indispensable pour affronter les complexités de la réalité.

Mais il faut se garder d’une simplification excessive. Toute théorie peut se transformer en idéologie, se figer en dogme, être déformée à des fins hiérarchiques. Une idéologie peut être relativement juste à certains égards, mais ce qui la distingue d’une théorie, c’est qu’elle n’a pas un rapport dynamique à la pratique. La théorie, c’est quand vous avez des idées; l’idéologie, c’est quand les idées vous ont. “Cherchez la simplicité, et méfiez-vous d’elle.”

 

Éviter les faux choix, élucider les véritables choix

Il faut admettre qu’il n’y a pas de truc infaillible, qu’il n’y a pas de tactique radicale qui soit toujours opportune. Une démarche appropriée en cas de révolte collective n’est pas forcément judicieuse pour un individu isolé. En cas d’urgence, il peut s’avérer nécessaire d’exhorter les gens à agir dans une direction précise. Mais dans la plupart des cas, il vaut mieux se borner à dégager les facteurs pertinents que les gens doivent prendre en compte pour prendre leurs propres décisions. Si je me permets parfois, dans ces lignes, de dispenser des conseils, ce n’est que par commodité d’expression. “Faites cela” doit se lire: “Dans certaines circonstances, ce serait peut-être une bonne idée de faire ça.”

Une analyse sociale n’a pas forcément besoin d’être longue ni détaillée. Le seul fait de “diviser un en deux” (signaler des tendances contradictoires dans un phénomène, un groupe ou une idéologie) ou de “fusionner deux en un” (relever un point commun entre deux choses apparemment différentes) peut être utile, surtout si on le communique à ceux qui sont concernés le plus directement. Nous avons déjà largement assez d’informations sur la plupart des sujets. Il s’agit de trancher dans le vif pour révéler l’essentiel. À partir de là, d’autres gens, par exemple ceux qui connaissent les choses de l’intérieur, seront incités à entreprendre des enquêtes plus minutieuses, s’il en faut.

Face à une question donnée, la première tâche est de déterminer s’il s’agit bien d’une question unique et précise. Il est impossible d’avoir une discussion sensée sur le “marxisme”, sur “la violence” ou sur “la technologie”, par exemple, sans distinguer les diverses significations qui sont réunies sous de telles étiquettes.

Inversement, il peut parfois être utile de raisonner à partir d’une grande catégorie abstraite et de montrer ses tendances prédominantes, même si un tel type idéal n’existe pas réellement. La brochure situationniste De la misère en milieu étudiant, par exemple, présente une énumération cinglante des sottises et des prétentions propres à “l’étudiant”. Évidemment tous les étudiants n’ont pas tous ces défauts, mais le stéréotype rend possible une critique systématique des tendances générales. Et en soulignant les qualités que partagent la plupart des étudiants, la brochure met implicitement ceux qui prétendraient être des exceptions au défi d’en faire la démonstration. On peut dire la même chose à propos de la critique du “pro-situ” par Debord et Sanguinetti dans La véritable scission dans l’Internationale, une rebuffade provocatrice des suiveurs qui est sans doute unique dans l’histoire des mouvements radicaux.

“On demande à tous leur avis sur tous les détails pour mieux leur interdire d’en avoir sur la totalité” (Vaneigem). Bien des questions sont tellement vaseuses que celui qui accepte d’y répondre finit inéluctablement par être embringué dans des faux choix. Le fait que deux partis soient en lutte, par exemple, n’implique pas nécessairement que vous deviez soutenir l’un ou l’autre. Si vous ne pouvez rien faire pour régler un problème, mieux vaut le reconnaître clairement et passer à d’autre choses qui présentent des possibilités pratiques.(2)

Si vous vous décidez quand même à choisir le moindre de deux maux, alors reconnaissez-le. N’ajoutez pas à la confusion en magnifiant votre choix ou en diffamant l’ennemi. Au contraire, il vaut mieux se faire l’avocat du diable et neutraliser le délire polémique compulsif en examinant calmement les points forts de la position opposée et les points faibles de la vôtre. “Erreur très populaire: avoir le courage de ses opinions. Il s’agit plutôt d’avoir le courage d’attaquer ses opinions!” (Nietzsche).

Essayez de joindre l’humilité à l’audace. Souvenez-vous que s’il vous arrive d’accomplir quelque chose d’important, c’est grâce aux efforts passés de gens innombrables, dont beaucoup ont dû faire face à des horreurs qui nous auraient certainement fait plier, vous comme moi. Mais par ailleurs, ne sous-estimez pas l’effet de vos prises de positions: dans un monde de spectateurs passifs, l’expression d’une opinion autonome peut faire la différence.

Puisqu’il n’y a plus d’obstacle matériel à la réalisation d’une société sans classes, le problème se ramène essentiellement à une question de conscience. Le seul obstacle réel est l’inconscience des gens quant à leur pouvoir collectif potentiel (la répression n’est efficace contre les minorités radicales que dans la mesure où le conditionnement social maintient le reste de la population dans la docilité). La pratique radicale est donc en grande partie négative: il s’agit d’attaquer les formes diverses de la fausse conscience qui empêchent les gens de réaliser, dans les deux sens du terme, leurs potentialités positives.

 

Le style insurrectionnel

Par ignorance, on a souvent reproché cette “négativité” à Marx et aux situationnistes, parce qu’ils se sont concentrés principalement sur la clarification critique en refusant de promouvoir une idéologie positive à laquelle des gens pourraient se raccrocher passivement. Ainsi, parce que Marx a montré comment le capitalisme réduit notre vie à une foire d’empoigne économique, les apologistes “idéalistes” de cette condition ont le culot de l’accuser, lui, d’avoir “réduit la vie aux questions matérielles”, comme si tout l’intérêt de l’oeuvre de Marx n’était pas de nous aider à dépasser notre esclavage économique pour que nos potentialités créatrices puissent refleurir. “Exiger que le peuple renonce aux illusions concernant sa propre situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. (...) La critique arrache les fleurs imaginaires qui couvrent la chaîne, non pas pour que l’homme continue à supporter la chaîne sans fantaisie ni consolation, mais pour qu’il rejette la chaîne et cueille la fleur vivante” (“Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel”).

Le seul fait d’énoncer une question clé avec précision a souvent un effet étonnamment puissant. Exposer les choses au grand jour oblige les gens à cesser de se protéger et à prendre une position nette. Tout comme le boucher adroit de la fable taoïste, qui n’avait jamais besoin d’aiguiser son couteau parce qu’il découpait toujours dans le sens de la fibre, la polarisation radicale la plus efficace ne résulte pas de la protestation stridente, mais plutôt de la révélation des divisions qui existent déjà, de l’élucidation des tendances, des contradictions et des choix possibles. Une grande partie de l’impact des situationnistes découlait du fait qu’ils énonçaient clairement des choses que la plupart des gens avaient déjà vécues mais qu’ils étaient incapables d’exprimer, ou qu’ils n’osaient pas exprimer, tant que quelqu’un d’autre n’avait pas commencé à le faire (“Nos idées sont dans toutes les têtes”).

Si quelques textes situationnistes semblent néanmoins d’un abord difficile, c’est parce que leur structure dialectique va à l’encontre de notre conditionnement. Une fois ce conditionnement brisé, ils ne semblent plus si obscurs (ils furent d’ailleurs la source de quelques-uns des graffiti les plus populaires de Mai 1968). Bien des spectateurs universitaires se sont acharnés sans succès pour ramener à une formulation unique, qui serait “scientifiquement conséquente”, les diverses définitions “contradictoires” du spectacle dans La Société du Spectacle. Mais celui qui s’engage dans la contestation effective de cette société trouvera tout à fait clair et utile l’examen de la société du spectacle mené par Debord sous des angles divers, et il finira par apprécier le fait que celui-ci ne se perd jamais dans des inanités académiques ou des protestations solennelles et inutiles.

La méthode dialectique, de Hegel et Marx jusqu’aux situationnistes, n’est pas une formule magique pour débiter des prédictions correctes, c’est un outil pour se mettre en prise avec les processus dynamiques des transformations sociales. Elle nous rappelle que les concepts ne sont pas éternels, qu’ils comprennent leur propre contradiction, qu’ils réagissent entre eux et se transforment réciproquement, même en leurs contraires; que ce qui est vrai ou progressiste dans une situation peut devenir faux ou régressif dans une autre.(3)

Le langage non dialectique de la propagande gauchiste est d’un abord facile, mais son effet est généralement superficiel et éphémère. Comme il ne propose aucun défi, il finit rapidement par lasser même les spectateurs hébétés auxquels il était destiné. Par contraste, un texte radical est parfois difficile, mais le jeu en vaut la chandelle car en le relisant on y fait toujours des nouvelles découvertes. Même si un tel texte ne touche directement que très peu de gens, il les touche souvent si profondément qu’un certain nombre d’entre eux finissent par en toucher d’autres à leur tour de la même manière, ce qui entraîne une réaction en chaîne qualitative.

Comme l’a dit Debord dans son dernier film, ceux qui le trouvent trop difficile doivent se désoler plutôt de leur propre ignorance et de leur propre passivité, et des écoles et de la société qui les ont faits ainsi, plutôt que de se plaindre de son obscurité. Ceux qui n’ont même pas l’initiative de relire des textes essentiels, ou de se livrer par eux-mêmes à un minimum de recherches et d’expérimentations, ont peu de chances d’accomplir quoi que ce soit, même si on leur mâche le travail.

 

Le cinéma radical

Debord est pratiquement le seul à avoir fait un usage véritablement dialectique et antispectaculaire du cinéma. Les soi-disant cinéastes radicaux ont beau se référer, pour la forme, à la “distanciation” brechtienne — c’est-à-dire à l’idée d’inciter les spectateurs à penser et à agir par eux-mêmes plutôt que de s’identifier passivement au héros ou à l’intrigue —, la plupart des films radicaux semblent toujours s’appliquer à ménager un public imbécile. Peu à peu le crétin de protagoniste “découvre l’oppression” et “se radicalise”, mûr enfin pour devenir un fervent partisan des politiciens “progressistes” ou le militant fidèle d’un groupe gauchiste. La distanciation se limite à quelques trucs formels qui procurent au spectateur la satisfaction de penser: “Ah! Voilà du Brecht! Que ce cinéaste est ingénieux! Et moi aussi pour avoir su le reconnaître!” En fait le message radical du film est généralement si banal que presque tous ceux qui auraient l’idée d’aller le voir le connaissent déjà. Mais le spectateur a l’impression flatteuse que le film pourrait éventuellement amener d’autres gens à son niveau de conscience radicale.

Si le spectateur a quand même quelque inquiétude quant à la qualité de ce qu’il consomme, cette inquiétude sera apaisée par les critiques, dont la fonction principale est de trouver des interprétations profondes et radicales pour presque n’importe quel film. Comme dans l’histoire des habits neufs de l’Empereur, personne n’avouera qu’il n’avait pas conscience de ces supposées significations avant d’en être informé, de peur de passer pour moins averti que les autres spectateurs.

Certains films peuvent révéler une condition déplorable ou éclairer l’expérience d’une situation radicale. Mais il n’y a pas beaucoup d’intérêt à présenter les images d’une lutte si ni les images, ni la lutte ne sont critiquées. Des spectateurs se plaignent parfois de ce qu’un film représente inexactement une catégorie sociale (les femmes, par exemple). Ils ont peut-être raison si le film reproduit des stéréotypes. Mais l’alternative qui est généralement sous-entendue — à savoir, que le cinéaste “aurait dû plutôt présenter des images de femmes luttant contre l’oppression” — est dans la plupart des cas tout aussi fausse. Les femmes (tout comme les hommes, ou comme n’importe quelle autre catégorie opprimée) ont été généralement passives et soumises, voilà précisément le problème auquel nous devons faire face. Flatter les gens en leur offrant des représentations de l’héroïsme radical triomphant, ne fait que renforcer cet esclavage.

 

Le ludisme

C’est déjà une erreur de compter sur les conditions oppressives pour radicaliser les gens, mais il est carrément inacceptable de les aggraver intentionnellement pour accélérer ce processus. Certes, la répression de certains projets radicaux peut révéler incidemment l’absurdité de l’ordre régnant, mais de tels projets doivent être valables en eux-mêmes. Ils perdent leur crédibilité s’ils ne sont que des prétextes destinés à provoquer la répression. Même dans les milieux les plus “privilégiés” il y a déjà largement assez de problèmes, nous n’avons pas à en ajouter. Il s’agit plutôt de révéler le contraste entre les conditions actuelles et les possibilités actuelles, de donner aux gens un avant-goût suffisant de la vie réelle pour qu’ils y prennent goût.

Les gauchistes pensent qu’il faut beaucoup de simplification, d’exagération et de répétition pour contrebalancer la propagande en faveur de l’ordre régnant. Cela revient à dire qu’on pourrait rétablir un boxeur qui a été mis KO par un crochet du droit en lui assénant un crochet du gauche.

On n’élève pas la conscience des gens en les ensevelissant sous une avalanche d’histoires affreuses, ni même sous une avalanche d’informations. Des informations qui ne sont ni assimilées ni utilisées d’une manière critique sont vite oubliées. Tout comme la santé physique, la santé mentale exige un équilibre entre ce que nous absorbons et ce que nous en faisons. Il faut sans doute parfois obliger les gens à regarder en face une atrocité qu’ils avaient ignorée, mais même dans ce cas, le fait de rabâcher ad nauseam n’aboutit généralement qu’à les pousser à se réfugier dans des spectacles moins ennuyeux et moins déprimants.

Une des choses qui nous empêchent de comprendre notre situation, c’est le spectacle du bonheur apparent d’autrui, qui nous fait percevoir notre propre malheur comme le signe d’un échec honteux. Mais inversement, le spectacle omniprésent de la misère nous empêche de reconnaître nos potentialités positives. La production incessante d’idées délirantes et la représentation d’atrocités écoeurantes nous paralyse, nous transforme en paranoïaques et en cyniques compulsifs.

La propagande stridente des gauchistes, qui se fixe d’une manière obsessionnelle sur le caractère insidieux et répugnant des “oppresseurs”, alimente ce délire, elle parle à notre côté le plus morbide et le plus mesquin. Si nous nous laissons aller à ruminer nos maux, si nous laissons pénétrer la maladie et la laideur de cette société jusque dans notre révolte contre celle-ci, alors nous oublions le but de notre lutte et nous finissons par perdre jusqu’à la capacité d’aimer, de créer et de prendre du plaisir.

Le meilleur “art radical” possède une certaine ambiguïté. S’il attaque l’aliénation de la vie moderne, il nous rappelle en même temps des potentialités poétiques qui y sont celées. Plutôt que de renforcer notre tendance à nous apitoyer complaisamment sur nous-mêmes, il nous stimule, et il nous permet de rire de nos peines aussi bien que des sottises des forces de “l’ordre”. On pense, par exemple, à quelques-unes des vieilles chansons ou bandes dessinées de l’IWW*, ou bien, aux chansons ironiques et aigres-douces de Brecht et Weill. L’hilarité du Brave soldat Chvéik est probablement un antidote contre la guerre plus efficace que la sempiternelle protestation morale du tract pacifiste type.

Rien n’est plus efficace pour saper l’autorité que de la tourner en ridicule. L’argument le plus décisif contre un régime répressif, ce n’est pas sa méchanceté, c’est sa bêtise. Les protagonistes du roman La violence et la dérision d’Albert Cossery, qui vivent sous un régime dictatorial au Moyen-Orient, couvrent les murs de la capitale d’affiches d’apparence officielle qui chantent les louanges du dictateur d’une manière tellement grotesque que celui-ci devient la risée de tout le monde et se sent finalement obligé de démissionner. Les farceurs de Cossery sont apolitiques, et la réussite de leur entreprise est sans doute trop belle pour être vraie, mais on a vu des parodies un peu semblables employées dans des buts plus radicaux. (Voir le coup de Li I-Che, mentionné dans l’article Un groupe radical à Hong-Kong.**) Dans les manifestations des années 70 en Italie, les “Indiens métropolitains”, inspirés peut-être par le premier chapitre de Sylvie et Bruno de Lewis Carroll (“Moins de pain! Plus d’impôts!”), ont scandé des slogans tels que “Le pouvoir aux patrons!” et “Plus de travail! Moins de salaire!” L’ironie était évidente pour tout le monde, mais il était difficile de l’écarter en la mettant dans une case.

L’humour est un antidote salutaire contre toutes les orthodoxies, de gauche comme de droite. Il est très contagieux et il nous rappelle qu’il ne faut pas nous prendre trop au sérieux. Mais il peut aussi devenir une simple soupape de sécurité en cantonnant l’insatisfaction dans un cynisme facile. La société spectaculaire récupère sans peine les réactions délirantes contre ses aspects les plus délirants. Ceux qui font de la satire ont souvent un rapport amour-haine avec leurs cibles, et il arrive souvent qu’on ne puisse plus distinguer les parodies de ce qu’elles parodient, ce qui donne l’impression que toutes choses sont également bizarres et dépourvues de sens, et que la perspective est sans espoir.

Dans une société fondée sur la confusion maintenue artificiellement, il ne s’agit pas d’en rajouter. La tactique qui consiste à semer la perturbation et le chaos n’engendre habituellement que la contrariété ou la panique, poussant les gens à soutenir les mesures gouvernementales énergiques qui apparaissent nécessaires au rétablissement de l’ordre. Une intervention radicale peut sembler d’abord bizarre et incompréhensible, mais si elle a été pensée avec assez de lucidité, elle sera vite comprise.

 

Le scandale de Strasbourg

Imaginez que vous êtes à Strasbourg à l’automne 1966, lors de la rentrée solennelle de l’Université. Avec les étudiants, les professeurs et les invités de marque, vous entrez dans une grande salle. Une petite brochure se trouve sur chaque fauteuil. Un programme? Non, c’est quelque chose sur “la misère en milieu étudiant”. Vous l’ouvrez négligemment et commencez à lire: “Nous pouvons affirmer sans grand risque de nous tromper que l’étudiant en France est, après le policier et le prêtre, l’être le plus universellement méprisé...” Vous regardez autour de vous. Tout le monde la lit, les réactions vont de l’amusement jusqu’à la colère, mais surtout il y a de la perplexité. Qui sont les responsables? D’après la page de couverture, cette brochure serait publiée par la section strasbourgeoise de l’Union Nationale des Étudiants de France, mais on y voit également une référence à une “Internationale Situationniste”...

Ce qui a distingué le scandale de Strasbourg des frasques estudiantines habituelles, ou des farces confuses et confusionnistes de groupes comme les Yippies, c’est que sa forme scandaleuse communiquait un contenu également scandaleux. Dans un temps où l’on proclamait que les étudiants étaient le secteur le plus radical de la société, ce texte a replacé les choses sous leur vrai jour. Mais les misères particulières des étudiants n’étaient qu’un point de départ fortuit. On pourrait, et on devrait, écrire des textes aussi cinglants sur les misères de tous les autres secteurs de la société (de préférence, ce sont ceux qui les connaissent de l’intérieur qui devraient les écrire). On a connu quelques tentatives, mais il n’y a pas de comparaison possible avec la lucidité et la cohérence de la brochure situationniste, si concise et pourtant si complète, si provocante et si juste, et qui avance si méthodiquement à partir d’une situation particulière vers des développements toujours plus généraux, que le chapitre final présente le résumé le plus concis qui soit du projet révolutionnaire moderne. (Il y a plusieurs éditions de cette brochure; voir aussi l’article dans Internationale Situationniste n° 11, pp. 23-31.)

Les situationnistes n’ont jamais prétendu avoir provoqué Mai 1968 à eux tout seuls. Comme ils l’ont bien dit, ils n’ont prévu ni la date ni le lieu de la révolte, mais seulement le contenu. Cependant, sans le scandale de Strasbourg et l’agitation ultérieure du groupe des Enragés influencé par l’I.S. (et dont le Mouvement du 22 mars n’était qu’une imitation tardive et confuse), la révolte aurait pu ne jamais se produire. Il n’y avait aucune crise économique ou de gouvernement, aucune guerre, aucun antagonisme racial ne perturbait le pays, ni rien d’autre qui aurait pu favoriser une telle révolte. Il y avait des luttes ouvrières plus radicales en Italie et en Angleterre, des luttes étudiantes plus militantes en Allemagne et au Japon, des mouvements contre-culturels plus importants aux États-Unis et en Hollande. Mais c’est seulement en France qu’il y avait une perspective qui les liait tous ensemble.

Il faut distinguer les interventions délibérées, comme le scandale de Strasbourg, non seulement des actions perturbatrices et confusionnistes, mais également des révélations purement spectaculaires. Tant que les critiques de la société se limitent à contester tel ou tel détail, le rapport spectacle-spectateur se reconstitue toujours. Si ces critiques réussissent à discréditer les dirigeants politiques existants, ils risquent de devenir eux-mêmes des nouvelles vedettes (Ralph Nader, Noam Chomsky, etc.) sur lesquelles comptent des spectateurs légèrement plus avertis que la moyenne pour obtenir un flot continu d’informations-choc, à partir desquelles il est bien rare qu’ils engagent une action quelconque. Les révélations anodines encouragent les spectateurs à applaudir telle ou telle faction dans les luttes de pouvoir intragouvernementales. Les révélations les plus sensationnelles alimentent leur curiosité morbide, les entraînant à consommer plus d’articles, d’émissions d’actualité et de documentaires à sensations, et à entrer dans des débats interminables sur les diverses théories qui attribuent tous les troubles à des conspirations. La plupart de ces théories ne sont évidemment que des expressions délirantes du manque de sens historique critique qui est produit par le spectacle moderne, des tentatives désespérées de trouver un sens cohérent dans une société toujours plus incohérente et plus absurde. En tout cas, tant que les choses restent sur le terrain spectaculaire, il importe peu que de telles théories soient vraies ou non: Ceux qui se cantonnent dans la position dobservateurs en attendant de savoir ce qui va suivre ne parviennent jamais à influencer ce qui va suivre.

Certaines révélations sont plus intéressantes parce qu’elles permettent d’aborder des questions importantes d’une manière qui entraîne beaucoup de gens dans le jeu. Le scandale des “Espions pour la paix” en est un bel exemple: en 1963 en Grande-Bretagne, des inconnus ont rendu public l’emplacement d’un abri antiatomique ultra-secret réservé aux membres du gouvernement. Et alors que le gouvernement menaçait de poursuivre en justice toute personne qui propagerait ce “secret d’État” désormais connu par tout le monde, il était divulgué malicieusement par des milliers de groupes et d’individus, qui ont également découvert et envahi d’autres abris secrets. Non seulement la sottise du gouvernement et la folie du spectacle de la guerre nucléaire sont devenues évidentes à tout le monde, mais la réaction en chaîne humaine spontanée a fourni l’avant-goût d’une tout autre potentialité sociale.

 

Misère de la politique électorale

“Depuis 1814, aucun gouvernement libéral n’était arrivé au pouvoir sans violences. Cánovas était trop lucide pour ne pas voir les inconvénients et les dangers que cela présentait. Il prit donc ses dispositions pour permettre aux libéraux de remplacer régulièrement les conservateurs au gouvernement. Il adopta la tactique suivante: démissionner chaque fois que menaçait une crise économique ou une grève importante et laisser aux libéraux le soin de résoudre le problème. Voilà pourquoi la plupart des mesures de répression votées par la suite, dans le courant du siècle, le furent par ces derniers.”

—Gerald Brenan, Le labyrinthe espagnol

 

Le meilleur argument en faveur de la politique électorale radicale fût énoncé par Eugène Debs, le leader socialiste américain, qui a récolté presque un million de votes à l’élection présidentielle de 1920 alors qu’il était en prison pour s’être opposé à la Première Guerre mondiale: “Si le peuple n’est pas suffisamment avisé pour savoir pour qui il doit voter, il ne saura pas sur qui il faut tirer.” Mais pendant la révolution allemande de 1918-1919, les travailleurs restèrent dans la confusion sur la question de savoir sur qui il fallait tirer, à cause de la présence au gouvernement des dirigeants “socialistes” qui travaillaient à plein temps pour réprimer la révolution.

Le choix de voter ou de ne pas voter n’a pas en soi une grande signification, et ceux qui font grand cas de l’abstention ne montrent par là que leur propre fétichisme. Mais en prenant le vote trop au sérieux, on contribue à entretenir les gens dans une certaine dépendance. Car ils prennent l’habitude de se reposer sur autrui pour agir à leur place, ce qui les détourne de possibilités plus intéressantes. Quelques personnes prenant une initiative créative (rappelons-nous les premiers sit-ins pour les droits civiques, par exemple) peuvent obtenir finalement des résultats beaucoup plus importants que s’ils avaient consacré leur énergie à soutenir un politicien quelconque. Les législateurs font rarement autre chose que ce qu’ils ont été contraints de faire sous la pression des mouvements populaires. Un régime conservateur cède souvent plus sous la pression des mouvements radicaux autonomes que ne l’aurait fait un régime progressiste qui sait qu’il peut compter sur le soutien des radicaux. Si les gens se rallient immanquablement au moindre mal, tout ce qu’il faudra aux dirigeants dans n’importe quelle situation qui menace leur pouvoir, c’est d’invoquer la menace de n’importe quel mal plus grand.

Même dans les rares cas où un politicien “radical” a une chance réelle de gagner une élection, tous les efforts consentis par des milliers de gens lors de la campagne électorale peuvent être fichus à l’eau en un instant par la révélation du moindre scandale concernant la vie privée du candidat, ou bien parce que celui-ci aura par mégarde dit quelque chose d’intelligent. S’il réussit malgré tout à éviter ces pièges, et si la victoire parait possible, il éludera de plus en plus les questions délicates de peur de contrarier des électeurs indécis. Et s’il est élu, il est bien rare qu’il se trouve en position de réaliser les réformes qu’il a promises, sauf peut-être après des années de manigances avec ses nouveaux confrères, ce qui lui donne une bonne excuse pour faire toutes les compromissions nécessaires afin de se maintenir en place aussi longtemps que possible. Frayant avec les riches et les puissants, il acquiert des intérêts et des goûts nouveaux qu’il justifie en se disant qu’il mérite bien quelques petits bénéfices après avoir travaillé pour la bonne cause pendant tant d’années. Enfin, et c’est le plus grave, s’il réussit finalement à faire passer quelques mesures “progressistes”, ce succès exceptionnel et dans la plupart des cas insignifiant sera invoqué à l’appui de l’efficacité de la politique électorale, ce qui incitera les gens à gaspiller leur énergie en plus grand nombre dans les campagnes à venir.

Comme l’a dit un graffiti de Mai 1968: “Il est douloureux de subir ses chefs, il est encore plus bête de les choisir.”

Les référendums sur des questions précises permettent de pallier à la versatilité des hommes politiques. Mais le résultat est généralement insignifiant, parce que dans la plupart des cas les questions sont posées d’une manière simpliste, et parce qu’un projet de loi qui menace des intérêts puissants peut toujours être neutralisé par l’influence de l’argent et des médias.

Les élections locales permettent aux gens de tenir les élus à l’oeil et leur offrent de meilleures chances d’influer sur les décisions politiques. Mais même la communauté la plus éclairée ne peut se protéger de la détérioration du reste du monde. Une ville qui a réussi à préserver certains attraits culturels, ou une certaine qualité de vie, subit des pressions économiques de plus en plus fortes du fait même de ces atouts. Avoir placé les valeurs humaines au-dessus des valeurs économiques fait croître ces dernières, et elles finissent tôt ou tard par prendre le dessus. De plus en plus de gens veulent investir dans cette région ou s’y installer, des décisions politiques locales sont annulées par la justice ou par l’administration, on injecte beaucoup d’argent dans ses élections, des fonctionnaires municipaux sont corrompus. Enfin, certains quartiers d’habitation sont démolis pour faire place à des autoroutes et à des gratte-ciel, et les loyers montent en flèche, ce qui oblige les plus pauvres à déménager, notamment les communautés immigrées et la bohème qui avaient contribué à l’animation et au charme original de la ville. Ce qui subsiste alors de l’ancienne réalité, ce ne sont plus que quelques sites d’ “intérêt historique” isolés destinés aux touristes.

 

Réformes et institutions alternatives

“Agir localement” peut cependant être un bon point de départ. Les gens qui pensent que la situation mondiale est incompréhensible et sans espoir peuvent saisir l’occasion d’agir concrètement sur des situations locales précises. Des organisations de quartier, des coopératives, des switchboards (centres pour l’échange de renseignements pratiques divers), des groupes qui se réunissent régulièrement pour étudier et discuter un texte ou une question quelconque, des écoles alternatives, des centres médico-sociaux bénévoles, des théâtres communautaires, des journaux de quartier, des stations de radio ou de télévision où les gens peuvent s’exprimer et participer, et bien d’autres institutions alternatives, toutes ces initiatives sont valables en elles-mêmes, et si elles sont suffisamment participatives elles peuvent déboucher sur des mouvements d’une plus grande envergure. Et même si elles ne durent pas, elles peuvent servir de base pour l’expérimentation radicale.

Mais il y a des limites à tout ça. Le capitalisme pouvait se développer graduellement à l’intérieur de la société féodale, de sorte que quand la révolution capitaliste s’est défaite des derniers vestiges du féodalisme, la plupart des mécanismes du nouvel ordre bourgeois étaient déjà bien établis. Par contre, une révolution anticapitaliste ne peut construire véritablement une nouvelle société “à l’intérieur de la coquille de l’ancienne”. Le capitalisme est beaucoup plus flexible et plus omnipénétrant que ne l’était le féodalisme, et il tend à récupérer toute organisation qui s’oppose à lui.

Au XIXe siècle, les théoriciens radicaux pouvaient trouver encore assez de vestiges des formes communalistes traditionnelles pour imaginer qu’une fois éliminée la superstructure exploiteuse, on pourrait les ranimer et les développer pour constituer la base d’une nouvelle société. Mais la pénétration mondiale du capitalisme spectaculaire a détruit pratiquement toutes les formes de contrôle populaire et d’interaction humaine directe. Même les tentatives plus récentes de la contre-culture des années 60 sont depuis longtemps intégrées au système. Les coopératives, les métiers artisanaux, l’agriculture biologique et d’autres entreprises marginales peuvent bien produire des denrées d’une meilleure qualité, et avec des meilleures conditions de travail, ces biens doivent toujours se transformer en marchandises sur le marché. Les rares tentatives de ce genre qui réussissent tendent à se transformer en entreprises ordinaires dont les membres originels deviennent graduellement propriétaires ou directeurs face aux travailleurs qui sont arrivés par la suite, et ils doivent s’occuper de toutes sortes de questions commerciales et bureaucratiques routinières qui n’ont rien à faire avec le projet de “préparer la voie pour une nouvelle société”.

Plus une institution alternative dure, plus elle tend à perdre son caractère volontaire, spontané, bénévole et expérimental. Le personnel permanent et rémunéré trouve son intérêt dans le statu quo et évite les questions délicates, de crainte de choquer la clientèle ou de perdre ses subventions. Les institutions alternatives ont également tendance à prendre une trop grand part du temps libre des gens, et à les embourber dans les tâches routinières qui les privent de l’énergie et de l’imagination qui leurs seraient nécessaires pour faire face aux questions plus générales. Après une brève période participative, la plupart des gens s’y ennuient et laissent le travail aux âmes consciencieuses ou aux gauchistes qui essayent de faire une démonstration idéologique. Entendre dire que des gens ont constitué des organisations de quartier, par exemple, peut sembler formidable. Mais en réalité, à moins qu’il n’y ait une situation d’urgence, il est généralement assez ennuyeux d’assister à des réunions interminables pour écouter les doléances de ses voisins, et les projets sur lesquels il s’agit de s’engager sont rarement passionnants.

Les réformistes se bornent à poursuivre des objectifs “réalistes”. Mais même quand ils réussissent à obtenir quelques petites améliorations du système, celles-ci sont le plus souvent annulées par d’autres modifications à d’autres niveaux. Cela ne veut pas dire que les réformes ne représentent aucun intérêt, mais simplement qu’elles ne suffisent pas. Il faut continuer à combattre des maux particuliers, mais il faut comprendre que le système continuera à en engendrer de nouveaux tant que nous n’y aurons pas mis fin. Croire qu’une série de réformes mènera finalement à une transformation qualitative, c’est comme penser qu’on pourrait traverser un fossé de dix mètres en faisant une série successive de sauts d’un mètre.

Les gens ont tendance à croire que parce qu’une révolution implique un changement beaucoup plus important qu’une réforme, la première est plus difficile à mettre en oeuvre que la seconde. En réalité, à terme, une révolution peut être plus facile, parce qu’elle tranche nombre de petits problèmes et suscite un enthousiasme beaucoup plus grand. Arrivé à un certain point, il vaut mieux prendre un nouveau départ, plutôt que de s’obstiner à replâtrer une structure pourrie.

En attendant, jusqu’à ce qu’une situation révolutionnaire nous permette d’être vraiment constructifs, le mieux que nous puissions faire est d’entreprendre des négations créatives, c’est-à-dire de nous appliquer principalement aux clarifications critiques, laissant les gens poursuivre les projets positifs qui les attirent, mais sans entretenir l’illusion qu’une nouvelle société pourra être “bâtie” par l’accumulation graduelle de tels projets.

Les projets purement négatifs (par exemple, l’abolition des lois contre l’usage des drogues, ou contre les rapports sexuels entre adultes consentants, ou d’autres “crimes sans victimes”) ont l’avantage de la simplicité. Ils profitent à presque tout le monde (sauf à ce duo symbiotique, le crime organisé et l’industrie anti-crime) et une fois qu’ils sont réalisés ils n’exigent presque aucun travail de suivi. En revanche, ils fournissent peu d’occasions pour la participation créative.

Les meilleurs projets sont ceux qui ont une valeur en soi, tout en permettant de mettre en question un aspect fondamental du système, qui donnent aux gens l’occasion de participer aux questions importantes en fonction de leurs intérêts, tout en ouvrant des perspectives plus radicales.

Moins intéressant, mais qui vaut quand même la peine, la revendication de meilleures conditions de vie ou de droits égaux. Même si ces projets ne sont pas très participatifs, ils peuvent supprimer des obstacles à la participation.

Les moins valables sont les luttes à somme nulle, où une amélioration dans un domaine provoque une aggravation dans un autre.

Même dans ce dernier cas, il ne s’agit pas de dire aux gens ce qu’ils doivent faire, mais de leur faire prendre conscience de ce qu’ils font. Si certains agitent une question dans un but de recrutement, il convient de dévoiler leurs mobiles manipulateurs. S’ils croient qu’ils contribuent à une transformation radicale, il peut être utile de leur montrer qu’en réalité ils renforcent le système, et de leur montrer de quelle manière. Mais s’ils s’intéressent réellement à leur projet, qu’ils le poursuivent!

Même si nous nous trouvons en désaccord avec certaines priorités (par exemple le choix de collecter des fonds pour soutenir l’opéra, alors qu’il y a beaucoup de gens qui vivent dans la rue), nous devons nous méfier de toute stratégie qui ne s’adresse qu’aux sentiments de culpabilité. Pas seulement parce que ce genre d’appel n’a généralement qu’un effet négligeable, mais parce que ce moralisme réprime des aspirations positives salutaires. S’abstenir de contester les questions relatives à “la qualité de la vie” parce que le système continue à nous poser des questions urgentes de survie, cela revient à nous soumettre à un chantage qui n’a plus de justification. “Le pain et les roses” ne s’excluent plus l’un l’autre.(4)

En fait, les projets relatifs à “la qualité de la vie” suscitent souvent plus d’enthousiasme que les habituelles revendications politiques et économiques. On en trouve des exemples imaginatifs et parfois drôles dans les livres de Paul Goodman***. Si ses propositions sont “réformistes”, elles le sont d’une façon vivante et provocante qui offre un contraste rafraîchissant avec l’attitude défensive et craintive de la plupart des réformistes actuels, lesquels se limitent à réagir aux programmes des réactionnaires, dans le genre “Nous sommes d’accord sur la nécessité de créer des emplois, de lutter contre la criminalité, de maintenir la puissance de notre pays; mais nos mesures et nos méthodes modérées seront plus efficaces que les propositions extrémistes des conservateurs...”

Toutes choses égales par ailleurs, il vaut mieux éviter de consacrer son énergie aux questions qui se trouvent déjà au centre de l’attention publique. Les projets qui peuvent être réalisés directement sont préférables à ceux qui exigent des compromissions (passer par l’intermédiaire d’une officine gouvernementale, par exemple). Même si de telles compromissions ne semblent pas trop graves, elles créent un précédent. Compter sur l’État mène presque toujours au contraire de ce qu’on a voulu — des commissions destinées à extirper la corruption bureaucratique deviennent elles-mêmes des bureaucraties corrompues, des lois destinées à contrecarrer des groupes réactionnaires armés finissent par être employées principalement au harcèlement des radicaux sans armes...

Le système fait d’une pierre deux coups en manoeuvrant ses adversaires pour qu’ils découvrent et proposent des “solutions constructives” aux crises qui le menacent. En fait, il a besoin d’une certaine quantité d’opposition pour prévenir les problèmes, pour l’obliger à se rationaliser, lui permettre de mettre à l’épreuve ses instruments de contrôle, et lui fournir de bonnes raisons pour en imposer de nouveaux. Dans les moments de panique, des mesures qui rencontreraient ordinairement une grande résistance sont acceptées facilement, et ces “mesures d’urgence” se transforment insensiblement en mesures permanentes. Le viol lent et constant de la personnalité humaine par toutes les institutions de la société aliénée, depuis l’école et l’usine jusqu’à la publicité et l’urbanisme, finit par paraître normal, car le spectacle se focalise d’une manière obsédante sur des crimes individuels sensationnels et manoeuvre les gens en provoquant chez eux une hystérie collective en faveur de l’ordre policier.

 

Le politiquement correct ou l’aliénation égale pour tous

Le système prospère surtout quand il peut détourner la contestation sociale vers des querelles portant sur les places désirables.

C’est un sujet particulièrement épineux. Il faut contester toutes les inégalités sociales, non seulement parce que ce sont des injustices, mais surtout parce qu’elles servent à diviser les gens. Cependant, la réalisation de l’égalité dans l’esclavage salarié, ou de l’égalité des chances de devenir un bureaucrate ou un capitaliste, n’est certainement pas une victoire sur le capitalisme bureaucratique.

Il est normal et nécessaire que les gens défendent leurs intérêts. Mais en s’identifiant de façon étroite à un groupe restreint, ils perdent souvent la perspective globale pour s’enfermer dans une logique corporatiste. Comme des catégories toujours plus fragmentées se disputent pour les miettes qui leur sont accordées, l’objectif d’abolir l’ensemble de la structure hiérarchique est oublié. Ceux qui sont habituellement prompts à dénoncer le moindre soupçon de stéréotype, qualifient d’ “oppresseurs” tous les hommes ou tous les blancs en bloc. Puis ils se demandent pourquoi ils rencontrent une telle hostilité chez ces derniers, qui se rendent bien compte de leur côté qu’ils n’ont que très peu de pouvoir réel sur leur propre vie, encore moins sur celle d’autrui.

Mis à part les démagogues réactionnaires (qui sont agréablement surpris en constatant que les “progressistes” leur fournissent des cibles si faciles à ridiculiser), les seules à profiter réellement de ces querelles sont les carriéristes qui se disputent des postes bureaucratiques, des subventions gouvernementales, des titularisations universitaires, des contrats avec les maisons d’édition, ou une clientèle quelconque, dans un temps où les places à l’abreuvoir sont de plus en plus limitées. Dénicher des hérésies politiques (ce qui n’est pas “politiquement correct”) permet au carriériste de frapper ses rivaux et de renforcer sa propre position de spécialiste ou de porte-parole dans son pré carré. Quant aux groupes opprimés qui sont mal avisés d’accepter de tels porte-parole, ils n’y gagnent rien d’autre que la jouissance aigre-douce procurée par un ressentiment accru, et une risible terminologie orthodoxe qui fait penser à la Novlangue d’Orwell.(5)

Il y a une différence essentielle, quoique parfois subtile, entre le fait de combattre des maux sociaux et celui de s’en nourrir. On ne fortifie pas les gens en les encourageant à s’apitoyer sur leur propre sort. L’autonomie individuelle ne se constitue pas en se réfugiant dans une identité de groupe. On ne démontre pas son égalité d’intelligence en qualifiant le raisonnement logique de “tactique typique des phallocrates blancs”. On ne favorise pas le dialogue radical en harcelant les gens qui ne se conforment pas à une orthodoxie politique, encore moins en se débrouillant pour qu’une telle orthodoxie soit imposée par des voies légales.

Et on ne fait pas l’histoire en la réécrivant. Certes il faut nous libérer d’un respect non critique du passé, et devenir conscients des différentes manières dont il a été déformé. Mais il faut reconnaître également que, malgré notre réprobation des vieux préjugés et des vieilles injustices, il est peu probable que nous aurions fait mieux si nous avions vécu dans les mêmes conditions. Appliquer rétroactivement des critères contemporains (en corrigeant d’un air suffisant des auteurs anciens chaque fois qu’ils emploient les formes grammaticales masculines qui étaient autrefois de rigueur, ou bien en s’évertuant à censurer Huckleberry Finn parce que Huck n’appelle pas Jim “une personne de couleur”****), cela ne fait que renforcer l’ignorance historique qu’a favorisée avec tant de succès le spectacle moderne.

 

Inconvénients du moralisme et de l’extrémisme simpliste

Pour une bonne part, ces absurdités découlent de l’hypothèse que la radicalité implique de vivre en accord avec un certain nombre de “principes” moraux, comme si l’on ne pouvait lutter pour la paix sans être un pacifiste absolu, ni prôner l’abolition du capitalisme sans distribuer tout son argent. La plupart des gens ont trop de bon sens pour se conformer à des préceptes aussi simplistes, mais ils ont souvent un petit sentiment de culpabilité de ne pas l’avoir fait. Cette culpabilité les paralyse et les rend sensibles au chantage exercé par les manipulateurs gauchistes, qui nous disent que si nous n’avons pas le courage de nous martyriser, nous devons soutenir inconditionnellement ceux qui l’ont. Ou bien ils essayent de refouler leur sentiment de culpabilité en dépréciant ceux qui leur semblent encore plus compromis: un ouvrier peut s’enorgueillir de ne pas s’être vendu mentalement comme un professeur; qui, lui, éprouve peut-être un sentiment de supériorité sur un publicitaire; lequel méprise à son tour l’ouvrier qui travaille dans l’industrie de l’armement...

Transformer des problèmes sociaux en questions morales nous détourne de leur solution possible. Croire qu’on peut transformer les conditions sociales par la charité, c’est comme chercher à élever le niveau de la mer en y jetant des seaux d’eau. Même si l’on accomplit quelque chose de bon par des actions altruistes, il est absurde d’en faire une stratégie globale, parce qu’elles resteront toujours l’exception. Il est normal que la plupart des gens pensent d’abord à leurs intérêts et à ceux de leurs proches. Un des mérites des situationnistes est d’avoir rompu avec le sentiment de culpabilité et l’appel au sacrifice des gauchistes, en soulignant que c’est d’abord pour soi-même qu’on fait la révolution.

“Aller au peuple” pour “le servir”, “l’organiser” ou “le radicaliser” conduit généralement à la manipulation et ne provoque la plupart du temps que l’apathie et l’hostilité. L’exemple d’actions autonomes a beaucoup plus d’effet. Une fois que les gens ont commencé à agir seuls, ils sont mieux placés pour échanger des expériences, pour collaborer sur un pied d’égalité, et, au besoin, pour demander de l’aide sur un point particulier. Et quand c’est par eux-mêmes qu’ils ont gagné leur liberté, il est bien plus difficile de la leur reprendre. Un des graffitistes de Mai 1968 à écrit: “Je ne suis au service de personne, pas même du peuple et encore moins de ses dirigeants. Le peuple se servira tout seul.” Un autre a exprimé la même idée avec encore plus de concision: “Ne me libère pas, je m’en charge.”

Entreprendre une critique totale veut dire que tout est remis en question, mais non que l’on doive s’opposer systématiquement à tout. Les radicaux l’oublient souvent et s’emballent en surenchérissant les uns sur les autres par des affirmations toujours plus extrémistes, laissant entendre que tout compromis équivaut à une trahison, voire même que tout plaisir équivaut à une complicité avec le système. En réalité, être “pour” ou “contre” une position politique est aussi facile et généralement aussi insignifiant que d’être pour ou contre une équipe sportive. Ceux qui proclament leur “opposition totale” à toute compromission, à toute autorité, à toute organisation, à toute théorie, à toute technologie, etc., n’ont généralement aucune perspective révolutionnaire, c’est-à-dire aucune conception pratique de la manière dont le système pourrait être renversé ni sur les modalités d’une société future. Certains d’entre eux essayent même de justifier cette carence en déclarant qu’une simple révolution ne pourra jamais être assez radicale pour satisfaire leur besoin de révolte absolue.

Cette emphase bravache du tout ou rien peut impressionner momentanément quelques spectateurs, mais elle n’aboutit en fin de compte qu’à rendre les gens blasés. Tôt ou tard, les contradictions et les hypocrisies mènent à la désillusion et à la résignation. Projetant sur le monde ses propres illusions déçues, l’ancien extrémiste conclut que toute transformation radicale est impossible, il refoule toutes ses expériences radicales et finit par adopter une position réactionnaire tout aussi sotte, ou plus probablement par tomber dans l’apathie.

Si tout radical devait être un Durruti, mieux vaudrait nous épargner de la peine et nous consacrer à des projets plus réalistes. En fait, être radical ne veut pas dire être le plus extrémiste. Au sens originel, cela veut dire simplement aller à la racine. Ce n’est pas parce que c’est le but le plus extrême qu’on puisse imaginer qu’il faut lutter pour l’abolition du capitalisme et de l’État, mais parce qu’il est malheureusement devenu évident qu’il n’y a rien de moins qui puisse faire l’affaire.

Il nous faut découvrir ce qui est à la fois nécessaire et suffisant, chercher des projets que nous sommes vraiment capables de réaliser et qui ont des vraies chances d’être menés à bien. Tout ce qui va au-delà de ça, c’est de la foutaise. Les tactiques radicales les plus anciennes, et qui restent toujours parmi les plus efficaces — le débat, la critique, le boycott, la grève, le sit-in, le conseil ouvrier — sont devenues populaires parce qu’elles sont simples, qu’elles comportent relativement peu de risque, qu’elles sont applicables dans des situations très diverses, et qu’elles sont assez flexibles pour ouvrir sur des possibilités plus intéressantes.

L’extrémisme simpliste cherche naturellement le repoussoir le plus extrémiste. Si tous les problèmes peuvent être attribués à une clique sinistre de “purs fascistes”, tout le reste aura par contraste un petit air progressiste tout à fait rassurant. En attendant, les véritables formes de domination moderne, qui sont généralement plus subtiles, passent inaperçues et ne rencontrent aucune opposition.

Se fixer d’une manière obsessionnelle sur les réactionnaires ne fait que les renforcer, en les faisant apparaître plus puissants et plus fascinants. “Peu importe si nos ennemis se moquent de nous ou nous insultent, s’il nous qualifient de bouffons ou de criminels, ce qui importe, c’est qu’ils parlent de nous, qu’ils se préoccupent de nous”, disait Hitler. Reich a observé que “conditionner les gens pour qu’ils haïssent la police ne fait que renforcer l’autorité de la police, en lui conférant un pouvoir mystique aux yeux des pauvres et des faibles. Certes, on déteste l’homme fort, mais on le craint, on l’envie et on lui obéit. Cette peur et cette envie que ressentent ceux qui ne possèdent rien, voilà un des facteurs du pouvoir de la réaction politique. Désarmer les réactionnaires en montrant le caractère illusoire de leur pouvoir, c’est l’une des tâches principales de la lutte rationnelle pour la liberté.” (Les hommes dans l’État).

Le principal inconvénient des compromis est d’ordre pratique plus que moral: il est difficile d’attaquer quelque chose dans lequel nous sommes nous-mêmes impliqués. Nous euphémisons nos critiques de peur d’être nous-mêmes critiqués à notre tour. Il devient plus difficile de concevoir de grandes idées ou d’agir avec audace. Comme on l’a souvent remarqué, une grande partie du peuple allemand a acquiescé à l’oppression nazie parce qu’elle a commencé assez graduellement et qu’elle était dirigée d’abord principalement contre des minorités impopulaires (juifs, gitans, communistes, homosexuels). De sorte que quand elle a commencé à toucher la population dans son ensemble, celle-ci était devenue incapable de s’y opposer.

Il est facile, rétrospectivement, de condamner ceux qui ont capitulé face au fascisme ou au stalinisme, mais il est peu probable que nous aurions fait mieux dans la même situation. Dans nos rêveries, en nous imaginant comme des personnages de tragédie mis devant un choix clair et net, nous imaginons qu’il nous serait facile de prendre la décision juste. Mais les situations que nous rencontrons effectivement sont généralement plus compliquées et plus obscures. Et il n’est pas toujours facile de savoir où fixer les limites.

Il s’agit d’abord de les fixer quelque part, de cesser de s’inquiéter de la faute, du blâme ou de l’autojustification, et de passer à l’offensive.

 

Avantages de l’audace

Un bon exemple de cet état d’esprit est celui des travailleurs italiens qui se sont mis en grève sans avancer aucune revendication. Ces grèves ne sont pas seulement plus intéressantes que les négociations bureaucratiques syndicales habituelles, elles peuvent aussi s’avérer plus efficaces: les patrons, ne sachant pas quelles concessions seraient suffisantes, finissent souvent par offrir beaucoup plus que les grévistes auraient osé demander. Ceux-ci peuvent alors décider de la suite à donner à leur mouvement, n’ayant pas consenti à des compromis qui limiteraient leurs initiatives.

Une réaction défensive contre tel ou tel symptôme social aboutit au mieux à une concession temporaire sur la question particulière qui est en cause. L’agitation offensive qui refuse de se limiter exerce une pression beaucoup plus importante. Se trouvant confrontés à des mouvements généralisés et imprévisibles, comme la contre-culture des années 60 ou la révolte de Mai 1968 — des mouvements qui mettent tout en question, qui engendrent des contestations autonomes sur plusieurs fronts, qui menacent de se répandre partout dans la société et qui sont trop vastes pour être contrôlés par des chefs récupérables —, les dirigeants s’empressent d’améliorer leur image, de faire passer des réformes, d’augmenter les salaires, de libérer des prisonniers, d’accorder des amnisties, d’amorcer des pourparlers de paix ou d’autre chose, et en somme de faire tout ce qui leur semble nécessaire pour reprendre la situation en main. Ainsi, l’impossibilité de freiner la contre-culture américaine qui se propageait au coeur même de l’armée a probablement joué un rôle aussi important que le mouvement anti-guerre explicite pour imposer la fin de la guerre du Vietnam.

Le camp qui prend l’initiative détermine les conditions de la lutte. Tant qu’il continue à innover, il conserve le facteur surprise. “L’intrépidité constitue une véritable force créatrice. (...) Chaque fois que l’intrépidité rencontre la pusillanimité, les chances de succès sont nécessairement de son côté, la pusillanimité étant déjà elle-même une absence d’équilibre. Ce n’est que lorsqu’elle se heurte à la prudence réfléchie (...) qu’elle a le dessous.” (Clausewitz, De la Guerre). Mais il est bien rare de rencontrer de la prudence et de la réflexion chez ceux qui dirigent cette société. La plupart de ses processus de marchandisation, de spectacularisation et de hiérarchisation sont aveugles et automatiques: les marchands, les médias et les chefs ne font que suivre leur propre tendance à gagner de l’argent, à attirer des spectateurs ou à recruter des partisans.

La société spectaculaire est souvent victime de ses propres falsifications. Comme chaque strate de la bureaucratie essaye de se couvrir au moyen de statistiques mensongères, comme chaque “source d’informations” surenchérit sur les autres avec des nouvelles encore plus sensationnelles, et comme les États, les ministères et les compagnies privées, tous en concurrence, lancent leurs propres opérations de désinformation (se référer aux chapitres 16 et 30 des Commentaires sur la société du spectacle), il est difficile de comprendre ce qui arrive réellement, même pour un dirigeant exceptionnel ayant une certaine lucidité. Comme Debord l’a noté dans le même ouvrage, un État qui refoule la connaissance historique ne peut plus être conduit stratégiquement.

 

Avantages et limites de la non-violence

“Toute l’histoire du progrès de la liberté humaine nous montre que toutes les concessions faites à ses revendications sont dues à la lutte. (...) S’il n’y a pas de lutte, il n’y a pas de progrès. Ceux qui prétendent favoriser la liberté mais qui désapprouvent l’agitation, ceux-là veulent des récoltes sans labourer la terre. Ils veulent la pluie sans le tonnerre ni la foudre. Ils veulent l’océan sans son grondement épouvantable. La lutte peut être morale, ou elle peut être physique, ou elle peut être morale et physique à la fois; mais il faut une lutte. Le pouvoir ne concède rien sans lutte. Il ne l’a jamais fait et il ne le fera jamais.”

—Frederick Douglass

 

Quiconque connaît un peu l’histoire sait que les sociétés ne changent pas sans rencontrer la résistance acharnée et souvent féroce des hommes de pouvoir. Si nos ancêtres n’avaient pas eu recours à la violence dans leur révolte, la plupart de ceux qui maintenant la déplorent vertueusement seraient toujours des serfs ou des esclaves.

Le fonctionnement ordinaire de cette société est bien plus violent que n’importe quelle réaction à son encontre pourra jamais lêtre. Imaginez l’horreur que susciterait un mouvement radical qui exécuterait 20 000 adversaires. Au bas mot, c’est le nombre d’enfants que le système actuel laisse mourir de faim chaque jour. Les hésitations et les compromis laissent s’éterniser cette violence permanente, entraînant finalement mille fois plus de souffrances que n’en aurait occasionnées une seule révolution décisive.

Heureusement, une révolution moderne et véritablement majoritaire n’aura pratiquement pas besoin de recourir à la violence, sauf pour neutraliser les éléments de la minorité dirigeante qui essayeraient éventuellement de se maintenir au pouvoir par la force.

La violence n’est pas seulement indésirable en elle-même, elle engendre aussi la panique, qui rend les gens plus manipulables, et elle favorise l’organisation militariste, et donc hiérarchique. La non-violence va avec une organisation plus ouverte et plus démocratique, elle favorise le calme et la compassion, et elle tend à rompre le cycle de la haine et de la vengeance.

Il s’agit de ne pas en faire un fétiche. La réponse convenue: “Comment peut-on lutter pour la paix avec des méthodes violentes?” n’est pas plus logique que celle qui consisterait à dire à un homme qui se noie qu’il ne doit pas toucher l’eau. S’efforçant de résoudre des “malentendus” au moyen du dialogue, les pacifistes oublient que certains problèmes ont leurs sources dans des véritables conflits d’intérêts. Ils ont tendance à sous-estimer la malveillance des ennemis, tout en exagérant leur propre culpabilité, se réprimandant même pour leurs “sentiments violents”. Leur pratique de “porter témoignage”, même si elle a l’apparence d’une initiative personnelle, transforme en fait l’activiste en un objet passif, “encore une autre personne pour la paix” qui, comme un soldat, met son corps en première ligne, tout en renonçant à la recherche ou à l’expérimentation individuelles. Ceux qui veulent en finir avec l’idée que la guerre est passionnante et héroïque doivent dépasser une notion si craintive et servile de la paix. En mettant en avant la survie comme objectif, les militants pour la paix n’ont pas eu grand-chose à dire à ceux qui sont fascinés par l’anéantissement mondial précisément parce qu’ils en ont assez d’une vie quotidienne réduite à la seule survie, qui voient la guerre non pas comme une menace, mais plutôt comme la délivrance d’une vie d’ennui et de petites anxiétés incessantes.

Comme ils pressentent que leur purisme ne tiendra pas à l’épreuve des faits, les pacifistes, le plus souvent, restent volontairement dans une ignorance voulue des luttes sociales d’hier et d’aujourd’hui. Bien qu’ils soient souvent capables d’études très sérieuses et d’une discipline personnelle stoïque dans leurs pratiques spirituelles, ils semblent croire qu’une connaissance historique et stratégique du niveau du Reader’s Digest suffit à leurs velléités d’ “engagement social”. Tout comme quelqu’un qui pense éliminer les chutes en abolissant la loi de la pesanteur, ils trouvent plus simple d’envisager une lutte morale permanente contre “l’avidité”, “la haine”, “l’ignorance” ou “la bigoterie”, que de contester les structures sociales qui engendrent effectivement de tels maux. Ou bien, si l’on insiste, ils s’excusent en se plaignant que la contestation radicale est un terrain bien stressant. Elle l’est, effectivement, mais il est curieux d’entendre une telle objection de la part de gens qui prétendent que leurs pratiques spirituelles leur permettent de faire face aux problèmes avec détachement et équanimité.

Il y a une scène charmante dans La Case de l’oncle Tom: une famille de Quakers est en train d’aider des esclaves qui s’enfuient vers le Canada. Un poursuivant survient. Un des Quakers braque sur lui un fusil de chasse et dit: “Ami, on n’a pas besoin de toi ici!” Selon moi c’est là précisément le ton juste: être prêt à faire ce qu’il faut dans une situation donnée, mais sans se laisser emporter ni par la haine ni même par le mépris.

Il est normal de réagir contre les oppresseurs, mais ceux qui se laissent emporter par leurs réactions risquent de s’asservir moralement aussi bien que matériellement, en s’enchaînant à leurs maîtres par des “liens de haine”. La haine des patrons est en partie une projection de la haine de soi qu’on éprouve à cause de toutes les humiliations et de toutes les compromissions qu’on a acceptées. Sans se l’avouer, on se rend compte que les patrons n’existent finalement que parce que leurs serviteurs les tolèrent. Certes, la crasse tend à monter vers le haut. Mais la plupart des hommes du pouvoir n’agissent pas d’une manière très différente de ce que ferait n’importe quelle autre personne qui se trouverait dans la même position, avec les mêmes intérêts, les mêmes tentations, les mêmes craintes.

Les représailles peuvent apprendre aux forces de l’ennemi à vous respecter, mais elles risquent également de perpétuer les antagonismes. La clémence gagne parfois des ennemis à sa cause, mais dans d’autres cas elle ne fait que leur donner l’occasion de reprendre des forces et de repasser à l’attaque. Il n’est pas toujours facile de déterminer la meilleure politique dans telle ou telle circonstance. Les gens qui ont souffert sous des régimes spécialement brutaux veulent naturellement la punition des coupables. Mais une vengeance trop cruelle fait penser aux autres oppresseurs, présents ou à venir, qu’ils feront aussi bien de combattre jusqu’à la mort puisqu’ils n’ont rien à perdre.

Cependant, la plupart des gens, mêmes ceux qui ont été les plus compromis avec le système, auront plutôt tendance à suivre le vent. La meilleure manière de défendre la révolution, ce n’est pas d’aller exhumer de vieilles offenses ou de chercher à démasquer d’éventuelles trahisons, c’est d’étendre la révolte, de telle façon à ce que tout le monde soit attiré par elle.

 


[NOTES]

1. La diffusion par l’Internationale Situationniste d’un texte qui dénonçait un rassemblement international de critiques d’art en Belgique fût exemplaire à cet égard: “On fit tenir des exemplaires à un grand nombre de critiques, par la poste ou par distribution directe. On téléphona tout ou partie du texte à d’autres, appelés nommément. Un groupe força l’entrée de la Maison de la Presse, où les critiques étaient reçus, pour lancer des tracts sur l’assistance. On en jeta davantage sur la voie publique, des étages ou d’une voiture. (...) Enfin toutes les dispositions furent prises pour ne laisser aux critiques aucun risque d’ignorer ce texte” (Internationale Situationniste n° 1).

2. “L’absence de mouvement révolutionnaire en Europe a réduit la gauche à sa plus simple expression: une masse de spectateurs qui pâment chaque fois que les exploités des colonies prennent les armes contre leurs maîtres, et ne peut s’empêcher d’y voir le nec plus ultra de la Révolution. (...) Toujours et partout où il y a conflit, c’est le bien qui combat le mal, la “Révolution absolue” contre la “Réaction absolue”. (...) La critique révolutionnaire, quant à elle, commence par delà le bien et le mal; elle prend ses racines dans l’histoire, et a pour terrain la totalité du monde existant. Elle ne peut, en aucun cas, applaudir un État belligérant, ni appuyer la bureaucratie d’un État exploiteur en formation. (...) Il est évidemment impossible de chercher, aujourd’hui, une solution révolutionnaire à la guerre du Vietnam. Il s’agit avant tout de mettre fin à l’agression américaine, pour laisser se développer, d’une façon naturelle, la véritable lutte sociale du Vietnam, c’est-à-dire permettre aux travailleurs vietnamiens de retrouver leurs ennemis de l’intérieur: la bureaucratie du Nord et toutes les couches possédantes et dirigeantes du Sud. Le retrait des Américains signifie immédiatement la prise en main, par la direction stalinienne, de tout le pays: c’est la solution inéluctable. (...) Il ne s’agit donc pas de soutenir inconditionnellement (ou d’une façon critique) le Vietcong, mais de lutter avec conséquence et sans concessions contre l’impérialisme américain” (Internationale Situationniste n° 11).

3. “Dans sa forme mystifiée, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier l’état de choses existant. Dans sa forme rationnelle, elle est un scandale et une abomination pour la société bourgeoise et ses idéologues doctrinaires, parce que dans l’intelligence positive des choses existantes elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation, de leur destruction nécessaire; parce qu’elle saisit la fluidité de toute forme sociale qui s’est développée historiquement, et ainsi prend en compte son côté éphémère aussi bien que son existence passagère; parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu’elle est dans son essence critique et révolutionnaire” (Marx, Le Capital).
       La rupture entre le marxisme et l’anarchisme les a estropié tous les deux. Les anarchistes avaient raison de critiquer les tendances autoritaires et étroitement économistes du marxisme, mais ils l’ont fait généralement d’une manière moraliste, a-historique et non dialectique, en posant des dualismes absolus (Liberté contre Autorité, Individualisme contre Collectivisme, Centralisation contre Décentralisation, etc.) et en laissant à Marx et à quelques-uns des marxistes les plus radicaux un quasi-monopole de l’analyse dialectique cohérente. Ce sont les situationnistes qui ont finalement réconcilié les aspects libertaires et dialectiques. Sur les mérites et les défauts du marxisme et de l’anarchisme, voir les thèses 78-94 de La Société du Spectacle.

4. “Ce qui s’est fait jour ce printemps-ci à Zurich, à travers la protestation contre la fermeture d’un centre pour la jeunesse, s’est répandu depuis lors à travers la Suisse, se nourrissant de l’inquiétude d’une jeune génération impatiente d’échapper à ce qu’elle tient pour une société étouffante. ‘Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim se paye par le risque de mourir d’ennui’, proclament des pancartes et des graffiti à Lausanne” (Christian Science Monitor, 28 octobre 1980). Le slogan est tiré du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem.

5. On peut en trouver des exemples désopilants dans The Official Politically Correct Dictionary and Handbook de Henry Beard et Christopher Cerf (Villard, 1992). Il est parfois difficile de savoir lesquels des termes de Correctelangue présentés dans ce livre sont satiriques et lesquels ont été proposés sérieusement ou même adoptés et imposés officiellement. Le seul antidote contre un tel délire est d’en rire à gorge déployée.


[NOTES DES TRADUCTEURS]

* IWW: Industrial Workers of the World, syndicat anarchiste fondé aux États-Unis en 1905, réputé pour ses pratiques d’action directe et pour l’humour de ses chansons et de ses bandes dessinées.

** En 1974, pendant la “révolution culturelle” en Chine, trois jeunes hommes ont écrit À propos de la démocratie et de la légalité sous le socialisme (édité en France sous le titre Chinois, si vous saviez...), et l’ont “publié en une série de 77 affiches collées les unes à côté des autres sur un mur de Canton. Le texte était une critique radicale du système bureaucratique chinois, mais parce qu’il utilisait la rhétorique en usage dans cette période et qu’il comportait un certain nombre de citations du président Mao, il est resté affiché pendant un mois entier, les fonctionnaires locaux ne parvenant pas à savoir s’il ne s’agissait pas d’une énième attaque contre les “révisionnistes” télécommandée par le gouvernement. Quand ce texte fut enfin condamné, les auteurs en ont fait réimprimer et circuler de nombreux exemplaires en prétendant qu’il fallait l’étudier de près pour mieux comprendre ses nuances nocives. Et quand certains passages furent qualifiés de “spécialement réactionnaires”, ils ont fait remarquer qu’il s’agissait de citations exactes de Mao Zedong.

*** Paul Goodman (1911-1972): Penseur américain qui a largement influencé la Nouvelle Gauche et la contre-culture des années 60. Esprit universel, il a traité de littérature, de psychanalyse, de sociologie, d’education, d’urbanisme, et a pratiqué un type de critique sociale qu’on peut qualifier d’anarcho-réformiste. Voir le recueil de ses essais, La Critique sociale (Atelier de Création Libertaire), et Paul Goodman et la reconquête du présent de Bernard Vincent (Seuil).

**** Dans le livre de Mark Twain, Huck utilise le terme “nigger” (nègre) considéré aujourd’hui comme très injurieux, pour parler de son copain, l’esclave Jim, ce qui a justifié de nombreuses tentatives pour faire censurer le livre. Le terme a été remplacé successivement par toute une série d’autres termes plus politiquement corrects, dont les derniers sont African-American et person of color.



Chapitre 2 de The Joy of Revolution, texte de Ken Knabb paru en 1997. Traduit de l’américain par Ken Knabb et François Lonchampt.


Chapitre 1 : Quelques réalités de la vie
Utopie ou rien. Le “communisme” stalinien et le “socialisme” réformiste ne sont que des variantes du capitalisme. Démocratie représentative contre démocratie de délégués. Les irrationalités du capitalisme. Quelques révoltes modernes exemplaires. Quelques objections fallacieuses. Domination croissante du spectacle.
 
Chapitre 3 : Moments de vérité
Les causes des brèches sociales. Les bouleversements de l’après-guerre. L’effervescence des situations radicales. L’auto-organisation populaire. Les situationnistes en Mai 1968. L’ouvriérisme est dépassé, mais la position des ouvriers est toujours centrale. Grèves sauvages et sur le tas. Grèves de consommateurs. Ce qui aurait pu arriver en Mai 1968. Les méthodes de la confusion et de la récupération. Le terrorisme renforce l’État. La lutte finale. L’internationalisme.
 
Chapitre 4 : Renaissance
Les utopistes n’envisagent pas la diversité post-révolutionnaire. Décentralisation et coordination. Quelques garanties contre les abus. Consensus, décision majoritaire et hiérarchies inévitables. L’élimination des racines de la guerre et du crime. L’abolition de l’argent. L’absurdité de la plupart des emplois actuels. La transformation du travail en jeu. Les objections des technophobes. Questions écologiques. L’épanouissement de communautés libres. Des problèmes plus intéressants.


[Autres textes en français]

 

    


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