B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

DOUBLE-RÉFLEXION

Préface à une Phénoménologie
de l’aspect subjectif de l’activité pratique-critique

 

 

“Quand la pensée a trouvé son expression correcte, ce qui est atteint par une première réflexion, alors vient une seconde réflexion, qui est relative au rapport entre la communication et son auteur.”

—Kierkegaard, Post Scriptum aux “Miettes philosophiques”

 


 

Ouverture
Le théoricien comme sujet et comme rôle
Le derrièrisme, ou la colonisation par la théorie
Comment se faire des amis et influencer l’histoire
Le détournement affectif, alternative à la sublimation
Dormeurs éveillés

 



Ouverture


“L’I.S. devra se définir tôt ou tard comme thérapeutique.”
     

                        —Internationale Situationniste no 8 (1963)


Chaque fois qu’un individu redécouvre la révolte, il se rappelle les expériences précédentes qu’il a eues d’elle, elles lui reviennent toutes comme de brusques souvenirs d’enfance.

Je pars de ce phénomène bien connu: “Que le sujet sombre dans la folie, qu’il pratique la théorie ou qu’il participe à une émeute (...) les deux pôles de la vie quotidienne — contact avec une réalité étroite et séparée d’une part et contact spectaculaire avec la totalité d’autre part — sont abolis simultanément pour faire place à l’unité de la vie individuelle” (Voyer).

Or, la folie a ses inconvénients(1) et on ne dispose pas tous les jours d’une émeute; mais la pratique de la théorie est constamment possible. Pourquoi, alors, la théorie est-elle si peu pratiquée?

Bien sûr, il y a ça et là des gens mal renseignés qui ne la connaissent pas encore. Mais que dire de ceux qui la connaissent? De ceux qui ont découvert qu’en dépit de ses indéniables difficultés, l’activité pratique-critique est si souvent drôle, absorbante, significative, exaltante, amusante — ce qui, après tout, n’est pas chose courante — ; comment se fait-il qu’ils oublient, qu’ils en viennent à dériver imperceptiblement du projet révolutionnaire, allant jusqu’à un point de refoulement absolu des moments de réalisation qu’ils y avaient trouvés?

Une personne non avertie ne manquera pas de se demander pourquoi nous nous engageons dans cette étrange activité. Mais ce qui doit paraître étrange à ceux qui savent pourquoi, c’est que nous nous y engagions si peu et si irrégulièrement. Les moments d’enthousiasme et de conséquence réels nous viennent presque exclusivement par hasard. Il nous manque la conscience de pourquoi nous n’avons pas fait ce que nous n’avons pas fait. Pourquoi ne nous révoltons-nous pas plus?

Marx comprend l’activité pratique-critique comme “activité humaine sensible”, mais il ne l’examine pas en tant que telle, en tant qu’activité subjective.

Les situationnistes comprenaient l’aspect subjectif de la pratique comme une affaire tactique. (“L’ennui est contre-révolutionnaire.”) Ils posaient la bonne question.

Il est grand temps que nous examinions cette activité elle-même. En quoi consiste-t-elle? Que nous produit-elle à nous qui la produisons? Alors que les sociologues étudient l’homme dans son comportement “normal” — c’est-à-dire réduit à la survie, une somme de rôles, de banalités — nous allons étudier l’homme lorsqu’il agit pour supprimer tout cela: l’Homo negans. “En agissant sur la nature extérieure pour la modifier, il modifie en même temps sa propre nature” (Le Capital).

Les travailleurs sont en train de devenir des théoriciens et la pratique de la théorie un phénomène de masse. Pourquoi entreprendre maintenant cette investigation? Pourquoi, camarades, n’a-t-elle pas été entreprise jusqu’à maintenant?

 

Le théoricien comme sujet et comme rôle


HOLMES: “Mon esprit refuse la stagnation. Donnez-moi des problèmes, du travail, donnez-moi le cryptogramme le plus obscur ou l’analyse la plus complexe, et me voilà dans l’atmosphère qui me convient. Alors je puis me passer de stimulants artificiels. Mais je déteste la morne routine de l’existence. C’est pourquoi j’ai choisi cette profession particulière, ou plutôt, pourquoi je l’ai créée, car je suis le seul au monde de mon espèce. (...) En pareil cas, je ne demande aucune reconnaissance. Mon nom ne figure dans aucun journal. Le travail en lui-même, le plaisir de trouver un terrain pour mes capacités personnelles, sont ma plus haute récompense. Mais vous-même avez déjà une certaine expérience de mes méthodes de travail.”

WATSON: “En effet. Et jamais rien ne m’a tant frappé. À tel point que je les ai exposées dans une petite brochure.”

—Arthur Conan Doyle, Le signe des quatre


L’aliénation du prolétaire consiste en ceci: son travail a de la substance mais il est sans liberté; ses loisirs ont de la liberté mais ils n’ont pas de substance. Ce qu’il fait de conséquent ne lui appartient pas, ce qu’il fait qui lui appartient est sans conséquence; il n’y a pas de mise à son jeu. (D’où l’attrait pour tous les “jeux dangereux” — jeux de hasard, alpinisme, légion étrangère, etc.)

C’est cette schizophrénie sociale, ce besoin désespérément ressenti de saisir leur propre action, de faire quelque chose qui leur appartienne vraiment, qui incite des masses de gens à s’adonner à des métiers artisanaux ou au vandalisme; et qui en incite d’autres encore à tenter de supprimer la scission en s’attaquant à la séparation de façon unifiée, en s’adonnant à un vandalisme cohérent: le métier du négatif.

Quel sentiment procure cette activité? Lecteur, tu le connais — ou du moins, il t’est déjà arrivé de l’éprouver. C’est comme lorsque tu partages un secret ou comme lorsque tu réussis à jouer un bon tour. Mais ce sentiment est repoussé en marge de la vie pour que son image puisse accaparer l’avant-scène. Et il finit par être oublié.

Eh bien, nous ne voulons pas oublier. Une révolution est la meilleure plaisanterie que l’on puisse faire à une société qui, elle, est une si mauvaise blague.

Pour mener mon investigation je distingue artificiellement des aspects inséparables de l’activité révolutionnaire. Pour la simplicité de l’expression j’utilise le terme “théoricien” — celui qui pratique la théorie — en vue d’analyser un genre d’activité dont les modalités sont à certains égards assez différentes de celles d’une foule de gens qui s’insurgent un beau matin, sans y avoir beaucoup réfléchi la veille. Alors que certains phénomènes analysés ici sont communs à tous les moments de l’activité négatrice radicale, d’autres se trouvent évidemment dépassés au moment d’une émeute de masse. Cette Préface concerne principalement la situation du révolutionnaire dans une situation non-révolutionnaire.

La pratique de la théorie comporte ses satisfactions particulières, mais aussi ses pièges particuliers, qui résultent de son développement inégal, de son rapport inégal à l’ensemble du mouvement révolutionnaire, et du fait que le théoricien est un individu refoulé comme n’importe quelle autre personne. Le mouvement de l’histoire est une force à laquelle il est redoutable de se lier: on se soûle de lucidité, mais on s’enivre aussi vite d’illusions.

Notre(2) Phénoménologie sera donc en même temps une Pathologie.


* * *

Le flash négatif est l’activité critique séquentielle concentrée engendrant une rupture orgastique plus ou moins continue de l’effet de spectacle. Dans le flash négatif (“flash” étant compris dans le sens de la drogue: une fièvre excitante qu’il est presque impossible de faire tomber), se produit une sorte “d’effondrement en cascade” des blocages idéologiques; la destruction d’une illusion conduit à examiner les autres de plus près; la mise en chantier d’un projet pratique en suggère d’autres qui le corrigent, le renforcent ou l’élargissent; les idées succèdent aux idées à une cadence si rapide que le théoricien est submergé, possédé, comme un médium transmettant au mouvement historique lui-même son propre oracle; la complexité du monde devient tangible, cristalline; il voit les endroits du choix historique. Alors qu’il rompt avec la passivité habituelle et commence à se mouvoir historiquement à la vitesse vertigineuse des événements, ses jambes sont emportées comme le sont les masses au moment insurrectionnel. (Une insurrection est un flash négatif public.) Mais si ces masses ne sont pas préparées pour l’explosion qui menace violemment la vieille réalité et la “santé d’esprit” qui va avec, elles ont de la compagnie dans leur crise et peuvent ainsi voir qu’elle ne leur est pas purement personnelle, mais qu’elle est générale. Le théoricien radical, par contre, doit être préparé aux crises personnelles que la compréhension et l’éclaircissement de la crise générale de la société peuvent déclencher en lui. Sur des terrains où il est encore sans défense, le théoricien redécouvre à nouveau des aliénations contre lesquelles ont été développées des défenses partielles, religio-caractérielles. La forme marchande réapparaît à chaque nouvelle étape; la théorie de la valeur est vue comme une théorie qui a de la valeur, et le théoricien comme son prophète. Un concept révolutionnaire devient sa muse. Il en est éperdu. Il est le contraire du militant car il sert sa déesse avec ferveur. La situation est ambiguë. La théorie peut corriger ses excès mystifiés ou bien le théoricien, dans son engouement, risque de devenir complètement dingue et de sombrer dans un narcissisme théorique.

Il y a aussi des flashes négatifs collectifs. La rencontre de projets convergents développés parallèlement élimine les pétrifications, les hésitations, les impasses respectives, place les efforts de chacun dans une perspective plus large et plus précise. Une seule rencontre décisive peut, à un moment donné, déclencher un véritable feu d’artifice d’activité subversive pendant plusieurs jours, une personne ou un texte agissant comme catalyseur d’un petit cercle de gens. Des rapports historiques deviennent des rapports personnels. (“Quand on est toujours profondément occupé on est au-dessus de tout embarras.”) Les goûts disparates de la survie sont relégués à l’arrière-plan; tous se découvrent un sens commun de l’humour (car là où il y a contradiction, le cocasse est aussi présent). La bacchanale est souvent très contagieuse, propageant à ceux qui ordinairement ne participent pas, le désir d’aller au-delà d’une simple jouissance par intermédiaire.

Mais cela ne dure pas. Sans compter les innombrables entraves objectives qui pèsent sur ce genre d’effort, nous pouvons noter que ce qui engendre la réaction en chaîne est moins une “masse critique” qu’une masse de critiques, un choc de défis. Les étincelles jaillissent du frottement de deux pôles indépendants l’un contre l’autre. Lorsque les pôles s’assemblent, les charges se neutralisent dans des félicitations réciproques, la contradiction est mise sur un piédestal et oubliée, et le groupe piétine; tout ce qui reste en commun sont des illusions d’une participation collective, et des souvenirs de l’époque où elle n’était pas illusoire.


* * *

À la différence de la pure prétention révolutionnaire, le rôle révolutionnaire est une illusion bien fondée. Ce n’est pas une simple bêtise qu’on peut adroitement esquiver en étant sincère ou modeste, c’est un produit objectif sans cesse engendré par l’activité révolutionnaire; c’est l’ombre qui accompagne la réalisation radicale, l’éventualité réactionnaire, le retour de bâton intérieur ou extérieur du positif.

Le positif est l’inertie du négatif. Ainsi, nous voyons une action négatrice incisive dégénérer en militantisme (imitation du négatif, pratique de la répétition) ou un jugement sans illusion sur ses possibilités conduire à un succès qui, lui-même, reconduit à une nouvelle illusion sur ses capacités (mégalomanie révolutionnaire). Le spectacle, secoué par le négatif, réagit en cherchant un nouveau point d’équilibre, absorbant le négatif comme moment du positif. Le rôle révolutionnaire est la forme que prend le rétablissement de cet équilibre chez l’individu. Le caractère du révolutionnaire se trouve renforcé objectivement par le spectacle de son opposition au spectacle. En levant le voile de fausse conscience (idéologie, effet de spectacle), l’individu du négatif se place en contradiction ouverte avec l’organisation même de l’inconscience (caractère, capital) et avec sa défense de choc (armure caractérielle, État). L’organisation de l’inconscience se protège à la manière d’un pneu increvable: elle utilise précisément l’activité du négatif pour colmater et repriser les entailles. Tout comme une classe dominante en mauvaise posture peut accorder quelques postes ministériels à des révolutionnaires, le caractère offre une “meilleure situation” dans laquelle le sujet acquiert un intérêt psychologique au maintien du statu quo spectactulaire-révolutionnaire. Pour avoir si bien frappé, l’insatisfaction se transforme en autosatisfaction. Ce qui était un effort de libération personnelle devient un ornement de la “personnalité”. La politique forme le caractère.

(Mais pas d’excuses pour le trucage. Il n’y aura rien de plus vulgaire que de futurs “théoriciens” déplorant — d’une manière néo-dostoïevskienne pleine d’indulgence pour eux-mêmes — les rôles-pièges que leur difficile position de théoriciens place sur leur route. Il s’agit simplement de saisir les bases objectives qui engendrent le rôle ou soutiennent la prétention pour mieux attraper le rôle et pour rejeter plus vite le simulateur.)

Il est parfois difficile de se frayer un chemin entre l’emploi du rôle révolutionnaire pour résoudre ses problèmes individuels, et l’emploi du rôle de non-révolutionnaire pour se protéger contre la dialectique dans sa vie quotidienne. On comprend aisément qu’un travailleur désire laisser une séparation aussi grande que possible entre son travail et ses efforts pour vivre. Mais l’embarras du révolutionnaire transparaît chaque fois qu’on lui demande: “De quoi t’occupes-tu au juste?” Précisément dans la mesure où il n’est pas un militant, il ne peut laisser son “travail” au vestiaire avant de se consacrer au “plaisir”. Quelque chose meurt en lui chaque fois qu’il tait sa qualité de révolutionnaire. Il dissimule une part de lui-même. C’est un mensonge, une automutilation, une trahison. Mais par contre, s’il se présente comme “révolutionnaire”, une série de nouveaux problèmes surgissent, sans tenir compte des grossières mécompréhensions auxquelles cela donne lieu chez un étranger (qui l’assimile aussitôt à un militant). D’où la misère particulière des rapports amoureux en milieu situationniste (en plus de toutes les misères ou presque que les individus de ce milieu partagent avec n’importe qui): tentatives pathétiques et maladroites pour faire naître l’amour de la camaraderie, ou la camaraderie de l’amour; isolement spectaculaire comme genre de personnalité spécial et fantasque (ex.: le phénomène groupie); effet pygmalion (le révolutionnaire découvre que son partenaire est l’image même — et seulement l’image — de sa pratique et que sa louange automatique de tous ses gestes est l’incarnation de la faiblesse et de l’auto-dépréciation qu’il déteste tant lui-même); etc. En fait, dans leurs efforts pour allier substance et passion dans leurs relations, les révolutionnaires vivent en miniature le conflit entre la crise du vieil ordre et les signes qui annoncent le nouveau, signes qui, pour longtemps encore, resteront nécessairement presque exclusivement inscrits en négatif. Les vieilles formes marginales de jeu séparé, isolé — l’art, la bohème, l’amour romanesque — sont de plus en plus exclues par la planification globale de la vie, ce qui simplifie le problème en créant de nouvelles complications à un autre niveau: le dialogue se trouve confronté au fait qu’il doit se soucier de supprimer les conditions qui partout suppriment le dialogue. Le dialogue est révolutionnaire ou il ne dure pas, et il commence à le savoir.

 

Le derrièrisme, ou la colonisation par la théorie


Il chasse sa pensée sans en tenir compte, simplement parce que c’est la sienne. Dans chaque oeuvre de génie nous reconnaissons les pensées que nous avons rejetées; elles nous reviennent avec une certaine majesté aliénée. (...) Demain, un étranger dira avec un bon sens magistral ce que précisément nous n’avons pas cessé de penser et de ressentir, et nous serons obligés de recevoir honteusement notre opinion de la bouche d’un autre.”

—Emerson, “La confiance en soi”


Dans certaines courses (par exemple cyclistes), le coureur qui est devant coupe le vent et crée un vide qui aspire; si l’on parvient à se rapprocher suffisamment de lui, on progresse sans effort. Le derrièriste est une personne qui entretient un rapport similaire avec la théorie révolutionnaire ou les théoriciens: il a beau “avancer”, il se retrouve toujours dans le sillage des autres.

Le rapport derrièriste n’est possible que dans un contexte de créativité, de contenu qualitatif. (À cet égard, l’analogie linéaire avec une “course” risque d’être trompeuse.) Ainsi, le phénomène est connu des écrivains qui tentent de se débarrasser de l’influence irrésistible de leur maître et de trouver “leur propre voix”; il se produit aussi dans les multiples changements de formation des groupes musicaux, où chacun quitte le groupe pour former le sien, dont les nouveaux membres, à leur tour, quelques années plus tard formeront leurs propres groupes. Donc, le derrièrisme n’existe pas dans le milieu gauchiste où le qualitatif est absent et où le rapport leader-suiveur, loin d’être considéré comme un problème, est plutôt recherché ou, si ce rapport y est vaguement ressenti comme un problème, il est plus aisé à ceux qui sont en bas d’y échapper. (Il n’est pas besoin de beaucoup de respect de soi pour ressentir une manipulation patente, de beaucoup d’initiative pour la refuser, ni de beaucoup d’imagination pour devancer un milieu où la pénurie d’intelligence est artificiellement entretenue.) Le derrièrisme est la “maladie du progrès” du secteur le plus avancé du mouvement révolutionnaire. Plus la théorie est correcte objectivement, plus est forte son emprise sur le derrièriste.

La conscience de la pratique humaine est elle-même un genre de production humaine, à laquelle une foule de gens participent de différentes façons et à des degrés variables de conscience. La théorie exprimée est seulement un moment de ce processus, un produit affiné des luttes pratiques, une conscience momentanément cristallisée dans une forme qui va être de nouveau brisée et ramenée à l’état de matière première pour livrer d’autres batailles. C’est seulement dans le monde inversé du spectacle révolutionnaire que ce moment visible de la théorie parait être la théorie elle-même, et que son articulateur immédiat paraît être son créateur.

L’aliénation du derrièriste au profit du mythe de la révolution (ce qui est le résultat de sa propre activité semi-consciente) s’exprime ainsi: plus il s’approprie, moins il est autonome; plus il participe partiellement, moins il comprend ses capacités à participer totalement. Le derrièriste se tient dans un rapport aliéné aux produits de son activité, soit qu’il s’aliène lui-même dans l’acte de production (son activité n’est pas passionnée mais imposée, elle n’est pas la satisfaction d’un désir de révolte mais un simple moyen de satisfaire d’autres désirs, par exemple, celui d’être reconnu par ses semblables), soit qu’il s’aliène lui-même en se tenant hors de l’acte de production (sa participation tend fortement vers l’aspect distributif(3) du processus).

Fondamentalement, la cohérence est moins le développement de la théorie ou de la pratique d’un individu que le développement de leur rapport mutuel. Ainsi, nous pouvons constater que le derrièriste souffre d’un déséquilibre théorico-pratique: il s’empare de la théorie dans des proportions sans rapport avec l’usage qu’il en fait, ou il s’engage dans une pratique qui a toujours été initiée par d’autres. Sa pratique est celle de l’appropriation qui arrive toujours trop tard. Il est à l’abri des risques. Il ne découvre pas, il est informé que tels livres sont essentiels, que telles révoltes ont été les plus radicales, que telles personnes sont des idéologues, qu’on doit rompre pour telles bonnes raisons... Où qu’il aille, quelqu’un est déjà passé par là. La théorie générale est son spectacle personnel. Mais il est tellement esclave de la théorie que plus elle le rend impuissant, plus il ressent le besoin de la poursuivre, espérant toujours que cet aperçu magique qui lui permettra finalement de “comprendre” ce qu’il doit faire et comment il peut le faire, va se produire au bout de la rue. Il a tant tourné dans ce cercle vicieux que s’il tombe sur un terrain où personne ne l’a précédé, il suppose que c’est parce que ce n’était pas “assez important” — comme s’il n’y avait pas des millions de projets subversifs qui vaillent la peine, et dont la plupart n’ont même pas encore été conçus. Le rayonnement de la subversion passée engendre une étroite orthodoxie de facto à propos de ce qu’est la “pratique cohérente”.

Le derrièrisme est un problème organisationnel permanent de notre époque. Une personne localement autonome peut fort bien être derrièriste par rapport à l’ensemble du mouvement ou par rapport à ses théoriciens les plus clairvoyants. (En dernière analyse, le prolétariat est collectivement derrièriste en tant qu’il lutte nécessairement pour l’autogestion de sa propre théorie.) Généralement parlant, la lecture pratique d’un texte radical est caractérisée par une attitude critique apparemment quasi-impitoyable envers ce qui peut être piqué dans ce texte, mais qui ne prête aucune attention au mérite intrinsèque de ce qui ne peut pas l’être. Tandis que le sentiment suivant: “C’est formidable! Il y a un tas de choses là-dedans que je ne connais pas! Il faut que je me mette à lire tout cela!”, annonce la colonisation naissante par la théorie.

Chaque révolutionnaire doit faire ses propres erreurs, mais il ne rime à rien de répéter celles qui ont déjà été faites et surmontées par d’autres. Le problème est de constamment découvrir un équilibre entre l’appropriation de certitudes et l’exploration de nouveaux terrains. Il me semble que la conception est l’aspect dont peut le moins se dispenser le derrièriste qui tente de sortir de son cercle vicieux. Une fois qu’un projet est choisi et entamé, il est moins mystifiant de consulter un texte ou une personne parce que le point de contact est plus étroit et plus précis.

Il est important de distinguer le derrièriste, qui se trouve dans une position difficile à cause de son rapport aux autres révolutionnaires, de la masse de parasites-courtisans qui trouvent tout bonnement passionnant de s’associer avec des révolutionnaires, ou du moins de le faire savoir dans leur entourage. Le parasite-courtisan se figure qu’il est plus avancé que les masses parce que sa fréquentation plus ou moins accidentelle de révolutionnaires lui permet de savoir de quel côté tourne le vent. Il voudrait apprécier les actes radicaux des autres esthétiquement, comme de meilleurs spectacles que ceux dont on dispose ordinairement. Donc, même comme spectateur de la révolution, il ne voit pas tout le processus des contradictions et des irrégularités de cette révolution, mais seulement ses derniers résultats visibles. En ce sens, il est le spectateur non de la révolution, mais de sa récupération. Il peut bien voir des milliers de personnes dans les rues, mais il ne peut pas entendre les sujets de millions de conversations; si la révolution n’évolue pas de façon claire, linéaire et cumulative, il proclame alors qu’elle n’existe plus(4) (et les pires des parasites-courtisans à cet égard sont les révolutionnaires retraités). Le parasite-courtisan ne cherche pas à transformer le monde mais à parvenir à une réconciliation avec ceux qui veulent le transformer. Si sa complaisance est dérangée, il se plaint du mouvement révolutionnaire, exactement comme il se plaindrait d’une marchandise défectueuse ou d’un politicien qui l’aurait trahi, et il croit faire preuve d’autonomie en menaçant de lui retirer son précieux vote de confiance. Le derrièriste sérieux n’hésitera pas à se séparer de ses meilleurs camarades s’il ne voit pas d’autre moyen de développer son autonomie; tandis que le parasite-courtisan abandonne sans plus y penser toutes ses prétentions révolutionnaires s’il se trouve dans un milieu où celles-ci ne sont pas à la mode.

 

Comment se faire des amis et influencer l’histoire


“Comment?
vous demandez-vous. C’est un chapitre assez vaste, je l’admets. Et en s’efforçant de récolter des matériaux pour le remplir, nous devons emprunter des chemins détournés et douteux, car cela dépend pour beaucoup de vous, de votre auditoire, de votre sujet, de votre matériau, de votre occasion, etc. Nous espérons cependant que les propositions expérimentales discutées et illustrées plus loin vous seront utiles et précieuses.

—Dale Carnegie, Comment développer la confiance
en soi et influencer les gens par le discours


Le héros d’une fantaisie de la Renaissance découvre (sur la lune, je crois) la demeure de toutes les choses perdues de l’histoire, toutes les choses qui ont été égarées et jamais retrouvées. Imaginez que nous allions voir, regroupés sur une énorme pile, tous les projets situationnistes perdus! Il est toutefois probable que pour les retrouver nous devrions aussi aller sur la lune, car, ainsi que Swift l’observe: “Les pleurnicheries passionnées et les bons mots minables sont transportés doucement, grâce à leur extrême légèreté (...) et (...) les boursouflures et les bouffonneries qui sont par nature sublimes et de peu de poids, montent plus haut que tout le reste.”

Combien de fois avons-nous vu un projet prometteur, commencé avec enthousiasme, devenir ennuyeux et être alors abandonné? Combien de fois avons-nous vu un projet s’élargir (et un bon projet a presque toujours tendance à s’élargir) au point qu’il domine son créateur, au point que celui-ci est complètement enlisé dans l’immensité de la tâche qu’il s’est imposée et qu’il finit par refouler la totalité de son expérience, comme un militant du P.C., complètement vidé après les années trente? Combien ne reviendront jamais? Hélas!

Bien sûr, il est vrai que dans la plupart de ces cas nous n’avons probablement pas raté grand-chose: comment un théoricien pourrait-il mener à bien les tâches organisationnelles des masses s’il ne peut organiser son propre travail en cours? Croit-on vraiment que l’on puisse critiquer l’économie si l’on n’a pas réalisé l’économie de sa critique?

Il nous faut établir la morphologie du projet unique. Par exemple: conception —> commencement —> élargissement —> réorientation —> élagage —> attaque finale —> réalisation —> répercussions; ou peut-être même: avant-plaisir —> orgasme —> relaxation. Et il nous faut certainement cultiver l’art de l’interdépendance des projets. Malgré les hommages qui sont de temps en temps rendus en paroles à Fourier, combien de fois voyons-nous un révolutionnaire varier consciemment son activité, sélectionner deux ou trois genres de projets différents pour pouvoir passer de l’un à l’autre selon son humeur? Ou choisir un projet pour sa valeur éducative de telle manière que, comme certains musiciens, il découvre dans le même temps qu’il communique? Ou encore, rechercher soigneusement le ratio optimal de collaboration/rivalité avec ses camarades?

Nous ne pouvons intervenir parmi les travailleurs si nous ne savons pas comment intervenir dans notre propre travail. Les agitateurs doivent être agités. “Préparez de nouveaux succès, si petits soient-ils, mais quotidiens.”

(Oui nous pouvons prévoir qu’un capablisme va naître de la popularisation des techniques critiques (par exemple, on pourrait voir se répandre la capacité de rédiger un tract, en gros “correct”, à n’importe quelle occasion). Mais cette prolifération détruira à la base la monopolisation d’une image situationniste par une infime minorité d’individus, ce qui dialectiquement provoquera le dépassement qualitatif de ce mauvais usage.)


* * *


“Il est difficile de décider si l’irrésolution rend l’homme plus malheureux que méprisable; de même s’il y a toujours plus d’inconvénient à prendre un mauvais parti, qu’à n’en prendre aucun.”

—La Bruyère, Les Caractères   


L’alpha et l’oméga de la tactique révolutionnaire, c’est la décision. La décision est le grand clarificateur: c’est elle qui permet toutes les mises au point. Comme un rayon de soleil qui finit par percer un ciel couvert, la proposition concrète dissout le brouillard de la spéculation. La méthode la plus simple pour le dépistage des conneries est d’observer si les décisions d’un individu l’entraînent à agir et si son action l’entraîne à prendre des décisions: “Ah, je comprends, tu penses x : ce qui signifie que tu vas faire y ?Panique! “Euh... non... euh, je voulais seulement dire que...”

Examinons l’enthousiasme de la conversion à une religion ou à une manie: c’est le bref instant où est fait un choix conscient parmi différents modes de soumission au donné. On fait le grand pas et décide de servir le Christ, d’adhérer à un club ou à un groupe politique. Pourtant l’excitation est imputée au contenu du choix.

La société marchande contient cette contradiction: elle doit susciter ces enthousiasmes passionnés, à la fois pour garantir le bon fonctionnement du marché idéologique, et pour maintenir la survie psychologique de ses consommateurs; mais elle joue avec le feu en agissant ainsi: une décision peut en entraîner une autre. La plupart des révolutionnaires conséquents peuvent remonter le cours de leur évolution jusqu’à un moment décisif où ils se sont déterminés — ou, le plus souvent, sont tombés — sur un acte mineur mais concret. Assez souvent, ils hésitaient, doutaient d’eux-mêmes, pensaient que ce qu’ils faisaient était peut-être stupide, et en tous cas insignifiant. Mais rétrospectivement, on peut fréquemment s’apercevoir que telle conversation, lettre, tract, ou n’importe, marquait un point de départ — après cela, rien ne fut plus exactement pareil. En fait, l’embarras et la maladresse sont presque le signe qu’un individu est en train de perdre sa virginité révolutionnaire. Dans la subversion, on peut partir de n’importe où. Mais le pouvoir subjectif de l’acte est proportionnel au degré de subversion non pas seulement d’une situation, mais aussi de la personne elle-même en tant que partie de cette situation. Une longue expérience a prouvé que le plus passionnant, et souvent même le plus essentiel, est de commencer par critiquer la branche sur laquelle on est assis. La pratique de la théorie commence chez soi.


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“En cas de doute faire entrer un homme, revolver en main.”

—Raymond Chandler


La décision est intervention, perturbation, délimitation. Elle a un caractère arbitraire, aristocratique, dominateur. C’est la médiation nécessaire, le sujet s’imposant en s’imposant à lui-même. La décision est la limitation agressive: un acte est rendu possible par l’élimination de tous les autres actes possibles. Décider c’est faire intervenir un élément limitatif arbitraire. (Les mots “décision” et “concision” viennent tous deux du latin: couper.)

L’élément limitatif peut même être accidentel. Il suffit simplement que la part de hasard soit calculée. Les expériences des surréalistes étaient généralement placées sous le signe d’un abandon déclaré à l’irrationnel et à l’imprévisible — ce qui équivaut à admirer sa propre impuissance. En elle-même, l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend à tout ramener à l’alternance d’un nombre limité de variantes et à l’habitude. Le hasard n’est pas évoqué ici pour lui-même, mais en tant qu’agent de contre-conditionnement. L’usage systématique du hasard est un “raisonné dérèglement” du comportement, selon le principe que le déconditionnement ne suit pas d’autre chemin que le conditionnement lui-même. En général, un conditionnement dominé dévoile la face cachée du conditionnement dominant.

Nous vivons dans un brouillard si épais que nous le discernons à peine — comme des poissons qui essayeraient d’appréhender “l’eau” — ; introduisons une routine de plus, une routine suffisamment arbitraire pour que nous puissions la distinguer et conséquemment la modifier tout comme un fumeur qui pour cesser de fumer décide de remplacer au début le tabac par des bonbons. Ayant découvert un fétiche, retournons-le contre lui-même. Brûler ou détourner les marchandises n’aurait aucun sens pour des gens qu’elles ne domineraient pas. Mais puisque nous sommes réellement ensorcelés par la marchandise spectacle, nous pouvons transformer le charme en contre-charme, le fétiche en talisman. L’anti-esthétique anti-manipulatrice du détournement n’a pas d’autre fondement: moins une image est magique, moins elle possède d’autorité pour manipuler l’observateur (dans le cas-limite, la communication tire exclusivement son pouvoir de sa propre vérité); plus une image est magique, plus l’autorité déjà existante est utilisée pour dénoncer les conditions qui pouvaient rendre possible une telle manipulation. Il nous reste à ajouter que le détournement n’est pas fait pour démystifier seulement les autres.


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“Rien n’éclaircit mieux une affaire que de l’exposer à quelqu’un d’autre.”

—Sherlock Holmes


“Le plus facile est de juger ce qui a du contenu et de la solidité; il est déjà plus difficile de le saisir; mais plus difficile encore est de réunir les deux et d’en faire la somme”, comme le disait Georges Hegel, il y a quelque temps, dans une autre préface à une autre Phénoménologie. Il est bien connu que le simple fait de coucher une question sur le papier et d’essayer d’y répondre, peut souvent aider à démêler un écheveau de confusions. (Par exemple: “Quels sont les obstacles que je rencontre actuellement dans ce projet?” “Quelle est ma position par rapport à cette théorie? par rapport à cette personne?” “Quel est le rôle de telle ou telle idéologie dans la société prise dans son ensemble?” “Quels sont les choix qui s’offrent maintenant?” Le secret réside en partie dans la clarification intrinsèque résultant de la concentration sur une question précise(5), et en partie dans la démystification subjective qui provient de l’objectivation du problème: en “exprimant” (objectivant) les données, on effectue une “distanciation” qui permet de mieux en venir aux prises avec le problème (en admettant qu’il s’agisse de quelque chose avec quoi on puisse en venir aux prises). Ce processus d’objectivation est l’élément essentiel de l’efficacité subjective réelle de toutes les religions, thérapies et autres programmes de “perfectionnement de soi” (comme, par exemple, la confession à un prêtre ou à un psychanalyste).

La pratique de la théorie se soucie moins des victoires — les victoires s’entretiennent d’elles-mêmes — que des problèmes. Il s’agit moins de trouver des solutions que de soulever les bonnes questions et de bien les poser. Elle recherche les liens, les recoupements, les choix qui “font la différence”. Le but de la subversion n’est pas de confondre les choses mais de les clarifier — et c’est précisément ce qui plonge le spectacle dominant dans une telle confusion. Si la subversion semble étrangère c’est seulement parce que ce monde est vraiment étranger. À l’inverse de la publicité, cet “art qui dissimule l’art”, le détournement est l’art qui révèle son propre art, qui explique comment il est venu là et pourquoi il ne peut y rester.

En formulant les véritables questions, nous forçons les polarisations les plus radicales, et plaçons ainsi le dialogue à un niveau plus élevé. C’est ce qui fait notre “influence disproportionnée” qui rend nos ennemis fous-furieux. Notre stratégie est une sorte de “défaitisme révolutionnaire” — nous incitons à la rigueur et à la publicité, même si elles s’appliquent en premier lieu contre nous. Notre méthode consiste à exposer nos propres méthodes; notre force vient de ce que nous savons comment faire compter nos erreurs.

Si le théoricien possède quelque influence, il l’exerce précisément à provoquer le dépérissement de cet état de choses. Dans ce sens, il se détourne lui-même, il détourne sa propre position de facto. Il démocratise tout ce qui le sépare réellement des autres prolétaires (méthodes, connaissances spécialisées) et démystifie les séparations apparentes (ses réalisations sont les preuves non pas de ses capacités étonnantes, mais des capacités étonnantes du mouvement révolutionnaire de son époque). Il aimerait que ses théories s’emparent des masses, qu’elles fassent corps avec la propre théorie des masses. Mais, plus important encore, il tente de faire en sorte que même la défaite de ses théories contribue à la progression du mouvement qui les a éprouvées et trouvées insuffisantes. Même si sa théorie de la pratique sociale échoue, il désire que la manière dont il pratique la théorie socialement soit à la fois exemplaire en elle-même, et instructive par la façon dont elle expose au grand jour le cheminement de cette théorie.

Il est bon de dépasser, mais il est encore meilleur d’inciter à son propre dépassement!

La pratique de la théorie étant la pratique de la clarté, tout individu qui se dit révolutionnaire devrait être capable de définir en quoi consiste son activité: ce qu’il a fait, ce qu’il est en train de faire, ce qu’il se propose de faire. Ceci est une base minimale absolue, sans laquelle toute discussion sur la théorie, la tactique, etc., n’est qu’un verbiage inutile. Se dire révolutionnaire à moins est une insulte — on ne devrait jamais avoir à deviner si quelqu’un déconne, quelles sont les chances qu’il accomplisse ce qu’il a vaguement promis qu’il ferait. La théorie est la “véritable confession” que le prolétariat se fait à lui-même en permanence, l’incantation qui exorcise les faux problèmes afin de poser les vrais. Seulement, le prolétariat ne peut “s’exprimer lui-même” que dans la lutte pour les moyens d’expression. Quelle que soit la diversité subjective de millions de misères distinctes et contradictoires, la solution est unitaire et objective parce que la diversité de la misère est maintenue par des moyens unitaires et objectifs. Pour le prolétariat, “faire la somme” de ses propres conditions est inséparable de régler ses comptes avec tout ce qui, et tous ceux qui, les maintiennent.

 

Le détournement affectif: alternative à la sublimation


“Et j’ai joué de bons tours à la folie.”

       —Rimbaud, Une saison en enfer


Le principal défaut de toutes les psychanalyses — y compris celle de Reich — est de considérer la névrose, ou le caractère, comme un phénomène séparé, et donc d’admettre implicitement (même en tant qu’idéal inaccessible) la possibilité d’un “individu sain” à l’intérieur de la société actuelle. Mais attaquer le caractère dans l’isolement est une tentative vouée à l’échec, parce que le caractère ne fonctionne pas dans l’isolement. Pour la plupart, si elles sont dissoutes, les formations caractérielles ne font que se reconstituer sous une forme légèrement différente; la seule alternative est la folie ou la mort. Le caractère est la misérable défense du monde contre sa propre misère. L’exigence de dissoudre les défenses caractérielles est l’exigence de dissoudre les conditions contre lesquelles nous avons besoin de défenses. Il n’y a pas de psychanalyse révolutionnaire, il y a seulement un usage révolutionnaire de la psychanalyse.

Il est communément admis depuis longtemps que l’activité politique n’est bien souvent qu’une pauvre compensation à l’échec personnel. Mais il est également vrai que notre activité “personnelle” dans son ensemble n’est qu’une pauvre compensation à l’échec révolutionnaire. Un refoulement renforce une répression. La fixation caractérologique tend à se reproduire sous forme de fixation idéologique, et vice versa. Un blocage personnel renforce un blocage théorique. L’idéologie est une défense contre la subjectivité, et le caractère une défense contre la pratique de la théorie.

Une personne qui tente de critiquer quelqu’un ou quelque chose qu’elle respectait auparavant, par exemple, ressentira souvent les résistances oedipiennes classiques, comme si elle était sur le point de tuer son père; doute de soi, culpabilité, hésitation, et elle finit par se dégonfler au dernier moment. Remarquez combien il est fréquent qu’une personne ayant fait une critique parfaitement juste, se sente obligée d’y ajouter des excuses: “Je suis désolé, je l’ai fait parce que j’y étais obligé; maintenant je vais tâcher de rattraper cela en apportant une contribution positive.”

détournement affectif: activité critique doublement-réfléchie subjectivement, c’est-à-dire interaction consciente entre l’activité critique et le comportement affectif; orientation d’un sentiment, d’une passion, etc., vers son objet approprié, vers son expression réalisable optimale.

La notion de détournement affectif est indissolublement liée à la reconnaissance des effets subjectifs du travail du négatif, et à l’affirmation d’un comportement ludique-destructif, ce qui l’oppose en tous points aux positions classiques de la psychanalyse ou du mysticisme.

Au niveau le plus simple, le comportement affectif et l’activité critique peuvent être opposés l’un à l’autre, l’un manipulé en renfort de l’autre, sans qu’il y ait là aucune relation particulière, directe, entre eux (ou, du moins, pas une relation consciente). En raison de l’interconnexion des refoulements et des répressions, lorsque le sujet brise une contrainte, une fixation ou un fétiche, les deux pôles de la mystification politique — empirisme et utopisme — sont affaiblis simultanément pour faire place à la saisie pratique des événements. L’effet de spectacle est rompu, dissolvant l’apparence d’impuissance inéluctable ou, ce qui revient au même, la brume des multiples projets “possibles” qui ne seront jamais réalisés.

Reich notait que lorsque son analyse atteignait un point sensible, le patient pouvait faire remonter à la surface un matériel abondant jusqu’ici refoulé — en tant que piège, en tant que distraction superficielle, comme un “pot-de-vin” ou une “offre de corruption” de l’analyste. J’ai découvert que l’on peut arranger son “auto-analyse” de telle sorte que l’on se gratifie soi-même de cette “offre”, sous la forme d’une énergie et d’une lucidité historique temporairement accrues. Le caractère l’emportera; mais on peut le soumettre au chantage, le lui faire payer en le mettant au supplice.

Inversement, certaines brèves interventions subversives peuvent être entreprises d’une façon un peu arbitraire ou volontariste, dans la simple intention de se tirer de l’ornière où l’on s’est enfoncé.

D’une manière plus directe, et donc plus complexe, le contenu d’un affect peut être relié au contenu de l’activité critique, leur “interaction” se transformant alors d’une entrave inconsciente en une alliance consciente.

Le détournement affectif ne prétend pas réaliser les passions, ni détruire définitivement les frustrations. Tandis que la sublimation substitue une réalisation sur un plan en échange d’une non-réalisation sur un autre — substitution caractérisée par le refoulement du désir originel — le détournement affectif proclame ouvertement qu’à son origine il est désir frustré. Bien que son but soit de rendre coup pour coup à ce qui cause la frustration, il est par ailleurs distinct de tout syndrome de vengeance (fixation sur l’objet détesté qui élimine également le désir originel) par le fait que le sujet domine: l’objet particulier de l’agression (s’il y en a un) est considéré comme un pur moyen.

Cet amour perdu, ce rêve qui se termine trop tôt — toutes les occasions manquées sont autant de faits qui demandent à être historiquement corrigés. Pour reprendre une définition qui a été appliquée au cubisme poétique, le détournement affectif est une “dissociation et une nouvelle combinaison d’éléments, consciente et délibérée”, la juxtaposition d’un affect et du projet révolutionnaire allant jusqu’au point de dépassement de l’un ou des deux éléments initiaux. Le dépassement peut être une simple négation — un exorcisme des aspects défaitistes de l’affect ou du projet — ou il peut être une question plus positive d’enrichissement mutuel. C’est seulement à travers une perversion spectaculaire que le désir peut être vu comme une chose qui simplement “arrive” à quelqu’un, qu’il est la présentation unilatérale d’un objet fixe à une personne, qui n’a plus qu’à attendre d’en “avoir” le désir. L’expression “concevoir un désir” contient l’idée que l’individu participe au développement de ses propres désirs. Chaque possibilité réalisée exige de l’être encore plus. En donnant une compagnie historique à l’ancien désir, le détournement affectif en engendre un nouveau.

Rien n’est plus prévisible que la récupération de nos techniques, sous forme de séances de rencontre, par exemple, ou de séances de happening, consacrées à la thérapie “anti-caractérielle” et placées dans une “perspective radicale”. (Ce serait une forme plus pure et moins diffuse de l’idéologie qui se cherche actuellement dans les tentatives de “thérapie radicale” ou de “culture alternative”, idéologie qui explique l’énorme popularité de Reich dont les travaux sont plus ou moins consciemment considérés comme comblant une lacune dans la recherche d’un réformisme psycho-social viable.) Il suffit de dire que ce n’est pas en nous changeant nous-mêmes que nous changerons le monde — illusion qui trouve sa vérité dans l’entreprise stalinienne de “construction de la société socialiste” par la construction de “l’homme socialiste” (selon la méthode procrustéenne). Celui qui déclare qu’un meilleur fonctionnement de son être est une victoire révolutionnaire ne fait rien que de la publicité pour le système. Le détournement affectif rompt avec la notion de guérison permanente. Ou bien le refoulement réapparaît — comme exploitation ou comme symptôme modifiés — ou bien il n’a jamais disparu: qui prétend à une libération fondamentale à l’intérieur de la société marchande proclame sa propre compatibilité fondamentale avec la réification. Illusion de la permanence ou permanence de l’illusion.

Toutes les techniques sont permises, et pas uniquement la psychanalyse: il faut seulement qu’elles partent d’une compréhension démystifiée de la totalité et qu’elles contiennent leur propre critique. Le détournement affectif est une bataille continue et désabusée dans les conditions du double pouvoir permanent dans l’individu.

 

Dormeurs éveillés


Les forces qui veulent nous supprimer doivent d’abord nous comprendre — et ce faisant elles s’effondrent. L’inconscience même du spectacle le place déjà jusqu’à un certain point à notre disposition: comme si brusquement nous avions les villes à nous seuls, comme un enfant qui court parmi les ruines silencieuses d’une toile de Chirico. Lorsque vous détournez un film, une publicité, un immeuble, une station de métro, vous démystifiez leur apparente inviolabilité; pour un instant vous les dominez; ils ne sont plus que de simples objets, de la technologie. Mais est-ce bien vrai? N’avez-vous pas l’impression de vous sentir un peu comme chez vous parmi eux?

Mettre en avant l’image d’une lutte des classes qui nous présente comme séparés du spectacle, revient à démissionner devant l’ennemi sans nous y être mesurés, parce que cette image nous sépare de notre essence. Le spectacle n’est pas seulement l’image de notre aliénation, il est aussi la forme aliénée de nos aspirations réelles. D’où son emprise sur nous. Les fantaisies compensatoires tirent leur pouvoir de nos fantaisies réelles. Par conséquent, pas de puritanisme envers le spectacle. Il n’est pas un “simple” fétiche; il est aussi un fétiche réel, c’est-à-dire qu’il est réellement magique, il est réellement une “usine à rêves”, il exproprie réellement l’aventure humaine. La passion de Maldoror exprime parfaitement bien l’attitude ambivalente à adopter envers le spectacle: l’embrasser tendrement et sincèrement et pendant ce temps, d’une caresse amoureuse et délicate, lui déchirer la poitrine.

Nous expérimentons encore dans l’obscurité. L’arme la plus puissante que la société possède est sa capacité de nous empêcher de découvrir les armes que nous avons déjà — leur mode d’emploi. Nous devons pratiquer une “analyse des résistances” sur la société elle-même, en interprétant principalement non pas son contenu, mais ses résistances à “l’interprétation”. Chaque action subversive est expérimentale, comme un geste d’enfant au jeu de colin-maillard. C’est en faisant l’histoire qu’on apprend à la comprendre; en jouant contre le système qu’on découvre ses faiblesses, là où il réagit. En dernière analyse, c’est de cela dont il est vraiment question dans la “dérive”: est-ce tout à fait une coïncidence si la critique moderne de l’urbanisme et du spectacle est née des recherches “psychogéographiques” des années cinquante? On apprend plus précisément comment le système opère en observant comment il opère sur ses ennemis les plus précis.

Le mouvement révolutionnaire est un laboratoire qui se fournit son propre matériel. Toutes les aliénations y réapparaissent en une forme concentrée. Ses échecs sont autant de filons qui recèlent les minerais les plus précieux. Sa première tâche est toujours d’exposer sa propre misère, qui sera continuellement présente, que ce soit sous la forme de simples rechutes dans la misère dominante du vieux monde qu’il combat, ou sous celle de nouvelles misères créées par ses succès eux-mêmes. Voilà qui sera toujours le “présupposé de toute critique”. Lorsque le dialogue se sera armé, nous pourrons tenter notre chance sur le terrain du positif. Jusque-là, le succès d’un groupe révolutionnaire est trivial, ou dangereux. Suivant en cela la production marchande, nous devons apprendre à forger des organisations dont soit prévue “l’obsolescence”. La révolution perd toutes ses batailles, sauf la dernière. Notre but doit être d’échouer clairement, chaque fois, à maintes et maintes reprises. Tout ce qui est fragmentaire a sa place au calme, sa place dans le spectacle. Mais la critique qui veut en finir avec le Grand Sommeil ne doit pouvoir “trouver nulle part le repos”.

Soyez cruels avec votre passé et ceux qui voudraient vous y retenir.


KEN KNABB
Mai 1974

 


[NOTES]

1. L’individu fou découvre cette “unité de la vie individuelle” au prix de la non-intervention. Il se place lui-même hors de l’histoire, au-delà de toute possibilité de collaboration. Il faut mettre de la méthode dans notre folie.

2. notre: La “Phénoménologie” n’est pas un livre que je vais faire paraître. Son développement est l’une des tâches prolétariennes globales de la décennie à venir. Pour l’instant, nous en sommes pour ainsi dire au point d’essayer d’en esquisser la table des matières. Les prochaines livraisons (études en profondeur, études de cas, autres préfaces, critiques de celle-ci) seront faites par... qui ?

3. “Mais, avant d’être distribution des produits, elle est distribution: 1o) des instruments de production, et 2o) (ce qui est une autre détermination du même rapport) distribution des membres de la société entre les différents genres de production (subordination des individus à des rapports de production déterminés). La distribution des produits n’est manifestement que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même et détermine la structure de la production” (Marx, Introduction à la critique de l’économie politique).

4. “C’est ridicule, en effet! Et que l’histoire est riche en choses aussi ridicules! Elles se répètent dans toutes les périodes critiques. Il n’y a là rien d’étonnant! S’agit-il du passé, on voit tout d’un oeil favorable, on reconnait la nécessité des changements et des révolutions qui ont eu lieu; pourtant, on s’oppose par tous les moyens à leur application à la situation présente. Par myopie et paresse, on fait du présent une exception à la règle” (Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir).

5. “La discussion de ces perspectives conduit à poser la question: Dans quelle mesure l’I.S. est-elle un mouvement politique? (...) Le débat atteint une certaine confusion. Debord propose, pour dégager nettement l’opinion de la Conférence, que chacun réponde par écrit à un questionnaire demandant s’il estime qu’il y a des ‘forces dans la société sur lesquelles l’I.S. peut s’appuyer? Quelles forces? Dans quelles conditions?” (...)’ (La Quatrième Conférence de l’I.S. à Londres (septembre 1960), in Internationale Situationniste no 5).



Version française de Double-Reflection. Traduit de l’américain en 1974 par Joël Cornuault avec la collaboration de l’auteur. Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions Sulliver).

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[Le détournement affectif : une étude de cas]

[Remarques sur le style de Double-Réflexion]

[Autres textes en français]

 

 


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